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Quelques chiens de cette espèce à demi sauvage, improprement désignés quelquefois sous le nom de «hyènes chasseresses», couraient sur les flancs de la caravane. Ils rappelaient par leurs formes et leurs longues oreilles, le braque européen.

Tel était l’ensemble de cette caravane, qui allait s’enfoncer dans les déserts de l’Afrique. Les bœufs s’avançaient tranquillement, guidés par le «jambox» de leurs conducteurs, qui les piquait au flanc, et c’était un spectacle curieux que celui de cette troupe se développant au long des collines dans son ordre de marche.

Où se dirigeait l’expédition après avoir quitté Lattakou?

«Allons droit devant nous,» avait dit le colonel Everest.

En effet, en ce moment, le colonel et Mathieu Strux ne pouvaient suivre une direction déterminée. Ce qu’ils cherchaient avant de commencer leurs opérations trigonométriques, c’était une vaste plaine, régulièrement aplanie, afin d’y établir la base du premier de ces triangles, dont le réseau devait couvrir la région australe de l’Afrique sur une étendue de plusieurs degrés.

Le colonel Everest expliqua au bushman ce dont il s’agissait. Avec l’aplomb d’un savant auquel toute cette langue scientifique est familière, le colonel parla au chasseur triangles, angles adjacents, base, mesure de méridienne, distances zénithales, etc. Le bushman le laissa dire pendant quelques instants; puis, l’interrompant dans un mouvement d’impatience:

«Colonel, répondit-il, je n’entends rien à vos angles, à vos bases, à vos méridiennes. Je ne comprends même en aucune façon ce que vous allez faire dans le désert africain. Mais, après tout, cela vous regarde. Qu’est-ce que vous me demandez? une belle et vaste plaine, bien droite, bien régulière? Eh bien, on va vous chercher cela.»

Et sur l’ordre de Mokoum, la caravane, qui venait de dépasser les collines de Lattakou, redescendit vers le sud-ouest. Cette direction la ramenait un peu plus au sud de la bourgade, c’est-à-dire vers cette région de la plaine arrosée par le Kuruman. Le bushman espérait trouver au niveau de cet affluent une plaine favorable aux projets du colonel.

Le chasseur prit, dès ce jour, l’habitude de se tenir en tête de la caravane. Sir John Murray, bien monté, ne le quittait pas, et, de temps en temps, une détonation apprenait à ses collègues que sir John faisait connaissance avec le gibier africain. Le colonel, lui, tout absorbé, se laissait mener par son cheval, et songeait à l’avenir d’une telle expédition, véritablement difficile à diriger au milieu de ces contrées sauvages. Mathieu Strux, tantôt à cheval, tantôt en chariot, suivant la nature du terrain, ne desserrait pas souvent les lèvres. Quant à Nicolas Palander, aussi mauvais cavalier qu’on peut l’être, il marchait le plus souvent à pied ou se confinait dans son véhicule, et là, il s’absorbait dans les plus profondes abstractions des hautes mathématiques.

Si, pendant la nuit, William Emery et Michel Zorn occupaient leur chariot particulier, du moins, le jour les réunissait pendant la marche de la caravane. Ces deux jeunes gens se liaient chaque jour d’une plus étroite amitié que les incidents du voyage devaient cimenter encore. D’une étape à l’autre, ils chevauchaient ensemble, causant et discutant. Souvent ils s’éloignaient, tantôt s’écartant sur les flancs de l’expédition, tantôt la devançant de quelques milles, lorsque la plaine s’étendait à perte de vue devant leurs regards. Ils étaient libres alors, et comme perdus au milieu de cette sauvage nature. Comme ils causaient de tout, la science exceptée! Comme ils oubliaient les chiffres et les problèmes, les calculs et les observations. Ce n’étaient plus des astronomes, des contemplateurs de la voûte constellée, mais bien deux échappés de collège, heureux de traverser les forêts épaisses, de courir les plaines infinies, de respirer ce grand air tout chargé de pénétrantes senteurs. Ils riaient, oui, ils riaient comme de simples mortels, et non comme des gens graves, qui font leur société habituelle des comètes et autres sphéroïdes. S’ils ne riaient jamais de la science, ils souriaient quelquefois en songeant à ces austères savants qui ne sont pas de ce monde. Aucune méchanceté en tout ceci, d’ailleurs. C’étaient deux excellentes natures, expansives, aimables, dévouées, qui contrastaient singulièrement avec leurs chefs, plutôt raidis que raides, le colonel Everest et Mathieu Strux.

Et précisément ces deux savants étaient souvent l’objet de leurs remarques. William Emery, par son ami Michel Zorn, apprenait à les connaître.

«Oui, dit ce jour-là Michel Zorn, je les ai bien observés pendant notre traversée à bord de l’Augusta, et, je suis malheureusement forcé d’en convenir, ces deux hommes sont jaloux l’un de l’autre. Si le colonel Everest semble commander en chef notre expédition, mon cher William, Mathieu Strux n’en est pas moins son égal. Le gouvernement russe a établi nettement sa position. Nos deux chefs sont aussi impérieux l’un que l’autre. En outre, je vous le répète, il y a entre eux jalousie de savants, la pire de toutes les jalousies.

– Et celle qui a le moins raison d’être, répondit William Emery, car tout se tient dans le champ des découvertes, et chacun de nous tire profit des efforts de tous. Mais si vos remarques sont justes, et j’ai lieu de croire qu’elles le sont, mon cher Zorn, c’est une circonstance fâcheuse pour notre expédition. Il nous faut, en effet, une entente absolue pour qu’une opération aussi délicate réussisse.

– Sans doute, répondit Michel Zorn, et je crains bien que cette entente n’existe pas. Jugez un peu de notre désarroi, si chaque détail de l’opération, le choix de la base, la méthode de calculs, l’emplacement des stations, la vérification des chiffres, amène chaque fois une discussion nouvelle! Ou je me trompe fort, ou je prévois bien des chicanes, quand il s’agira de collationner nos doubles registres, et d’y porter des observations qui nous auront permis d’apprécier jusqu’à des quatre cents millièmes de toises [3].

– Vous m’effrayez, mon cher Zorn, répondit William Emery. Il serait pénible, en effet, de s’être aventuré si loin et d’échouer faute de concorde dans une entreprise de ce genre. Dieu veuille que vos craintes ne se réalisent pas.

– Je le souhaite, William, répondit le jeune astronome russe; mais, je vous le répète, pendant la traversée, j’ai assisté à certaines discussions de méthodes scientifiques qui prouvent un entêtement inqualifiable chez le colonel Everest et son rival. Au fond, j’y sentais une misérable jalousie.

– Mais ces deux messieurs ne se quittent pas, fit observer William Emery. On ne les surprendrait pas l’un sans l’autre. Ils sont inséparables, plus inséparables que nous-mêmes.

– Oui, répondit Michel Zorn, ils ne se quittent pas, tant que le jour dure, mais ils n’échangent pas dix paroles. Ils se surveillent, ils s’épient. Si l’un ne parvient pas à annihiler l’autre, nous opérerons dans des conditions vraiment déplorables.

– Et selon vous, demanda William avec une certaine hésitation, auquel de ces deux savants souhaiteriez-vous…?

– Mon cher William, répondit Michel Zorn avec une grande franchise, j’accepterai loyalement pour chef celui des deux qui saura s’imposer comme tel. Dans cette question scientifique, n’apporte aucun préjugé, aucun amour-propre national. Mathieu Strux et le colonel Everest sont deux hommes remarquables. Ils se valent tous deux. L’Angleterre et la Russie doivent profiter également du résultat de leurs travaux. Il importe donc peu que ces travaux soient dirigés par un Anglais ou par un Russe. N’êtes-vous pas de mon avis?

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[3] Des deux centièmes de millimètres.