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Ce fut pendant cette journée du 5 mars que les premiers travaux géodésiques commencèrent au grand étonnement des Bochjesmen, qui n’y pouvaient rien comprendre. Mesurer la terre avec des règles longues de six pieds, placées bout à bout, cela paraissait au chasseur une plaisanterie de savants. En tout cas, il avait rempli son devoir. On lui avait demandé une plaine bien unie, et il avait fourni la plaine.

L’emplacement était bien choisi, en effet, pour la mesure directe d’une base. La plaine, revêtue d’un petit gazon sec et ras, s’étendait jusqu’aux limites de l’horizon suivant un plan nettement nivelé. Certainement les opérateurs de la route de Melun n’avaient pas été aussi favorisés. En arrière ondulait une ligne de collines qui formait l’extrême limite sud du désert de Kalahari. Au nord, l’infini. Vers l’est mouraient en pentes douces les versants de ces hauteurs qui composaient le plateau de Lattakou.

À l’ouest, la plaine, s’abaissant encore, devenait marécageuse, et s’imbibait d’une eau stagnante qui alimentait les affluents du Kuruman.

«Je pense, colonel Everest, dit Mathieu Strux, après avoir observé cette nappe herbeuse, je pense que lorsque notre base sera établie, nous pourrons fixer ici même le point terminal de la méridienne.

– Je penserai comme vous, monsieur Strux, répondit le colonel Everest, dès que nous aurons déterminé la longitude exacte de ce point. Il faut, en effet, reconnaître, en le reportant sur la carte, si cet arc de méridien ne rencontre pas sur son parcours des obstacles infranchissables qui pourraient arrêter l’opération géodésique.

– Je ne le crois pas, répondit l’astronome russe.

– Nous le verrons bien, répondit l’astronome anglais. Mesurons d’abord la base en cet endroit, puisqu’il se prête à cette opération, et nous déciderons ensuite s’il conviendra de la relier par une série de triangles auxiliaires au réseau des triangles que devra traverser l’arc du méridien.»

Cela décidé, on résolut de procéder sans retard à la mesure de la base. L’opération devait être longue, car les membres de la commission anglo-russe voulaient l’accomplir avec une exactitude rigoureuse. Il s’agissait de vaincre en précision les mesures géodésiques faites en France sur la base de Melun, mesures si parfaites cependant, qu’une nouvelle base, mesurée plus tard près de Perpignan, à l’extrémité sud de la triangulation, et destinée à la vérification des calculs exigés par tous les triangles, n’indiqua qu’une différence de onze pouces sur une distance de trois cent trente milles toises [5], entre la mesure directement obtenue et la mesure seulement calculée.

Les ordres pour le campement furent alors donnés, et une sorte de village bochjesman, une espèce de kraal, s’improvisa dans la plaine. Les chariots furent disposés comme des maisons véritables, et la bourgade se divisa en quartier anglais et en quartier russe au-dessus desquels flottaient les pavillons nationaux. Au centre s’étendait une place commune. Au delà de la ligne circulaire des chariots paissaient les chevaux et les buffles sous la garde de leurs conducteurs, et pendant la nuit, on les faisait rentrer dans l’enceinte formée par les chariots, afin de les soustraire à la rapacité des fauves qui sont très-communs dans l’intérieur de l’Afrique australe.

Ce fut Mokoum qui se chargea d’organiser les chasses destinées au ravitaillement de la bourgade. Sir John Murray, dont la présence n’était pas indispensable pour la mesure de la base, s’occupa plus spécialement du service des vivres. Il importait, en effet, de ménager les viandes conservées, et de fournir quotidiennement à la caravane un ordinaire de venaison fraîche. Grâce à l’habileté de Mokoum, à sa pratique constante, et à l’adresse de ses compagnons, le gibier ne manqua pas. Les plaines et les collines furent battues dans un rayon de plusieurs milles autour du campement, et retentirent à toute heure des détonations des armes européennes.

Le 6 mars, les opérations géodésiques commencèrent. Les deux plus jeunes savants de la commission furent chargés des travaux préliminaires.

«En route, mon camarade, dit joyeusement Michel Zorn à William Emery, et que le Dieu de la précision nous soit en aide!»

La première opération consista à tracer sur le terrain, dans sa partie la plus plate et la plus unie, une direction rectiligne. La disposition du sol donna à cette droite l’orientation du sud-est au nord-ouest. Son rectilisme fut obtenu au moyen de piquets plantés en terre à une courte distance l’un de l’autre et qui formèrent autant de jalons. Michel Zorn, muni d’une lunette à réticule, vérifiait la pose de ces jalons et la reconnaissait exacte, lorsque le fil vertical du réticule partageait toutes leurs images focales en parties égales.

Cette direction rectiligne fut ainsi relevée pendant neuf milles environ, longueur présumée que les astronomes comptaient donner à leur base. Chaque piquet avait été muni à son sommet d’une mire qui devait faciliter le placement des règles métalliques. Ce travail demanda quelques jours pour être mené à bonne fin. Les deux jeunes gens l’accomplirent avec une scrupuleuse exactitude.

Il s’agissait alors de poser bout à bout les règles destinées à mesurer directement la base du premier triangle, opération qui peut paraître fort simple, mais qui demande, au contraire, des précautions infinies, et de laquelle dépend en grande partie le succès d’une triangulation.

Voici quelles furent les dispositions prises pour le placement des règles en question, qui vont être décrites plus bas.

Pendant la matinée du 10 mars, des socles en bois furent établis sur le sol, suivant la direction rectiligne déjà relevée. Ces socles, au nombre de douze, reposaient par leur partie inférieure sur trois vis de fer, dont le jeu n’était que de quelques pouces, qui les empêchaient de glisser et les maintenaient par leur adhérence dans une position invariable.

Sur ces socles, on disposa de petites pièces de bois parfaitement dressées, qui devaient supporter les règles, et les contenir dans de petites montures. Ces montures en fixaient la direction, sans gêner leur dilatation qui devait varier suivant la température et dont il importait de tenir compte dans l’opération.

Lorsque les douze socles eurent été fixés et recouverts des pièces de bois, le colonel Everest et Mathieu Strux s’occupèrent de la pose si délicate des règles, opération à laquelle prirent part les deux jeunes gens. Quant à Nicolas Palander, le crayon à la main, il était prêt à noter sur un double registre les chiffres qui lui seraient transmis.

Les règles employées étaient au nombre de six, et d’une longueur déterminée d’avance avec une précision absolue. Elles avaient été comparées à l’ancienne toise française, généralement adoptée pour les mesures géodésiques.

Ces règles étaient longues de deux toises, larges de six lignes sur une épaisseur d’une ligne. Le métal employé dans leur fabrication avait été le platine, métal inaltérable à l’air dans les circonstances habituelles, et complètement inoxydable, soit à froid, soit à chaud. Mais ces règles de platine devaient subir un allongement ou une diminution dont il fallait tenir compte, sous l’action variable de la température. On avait donc imaginé de les pourvoir chacune de leur propre thermomètre, – thermomètre métallique fondé sur la propriété qu’ont les métaux de se modifier inégalement sous l’influence de la chaleur. C’est pourquoi chacune de ces règles était recouverte d’une autre règle en cuivre, un peu inférieure en longueur. Un vernier [6], disposé à l’extrémité de la règle de cuivre, indiquait exactement l’allongement relatif de ladite règle, ce qui permettait de déduire l’allongement absolu du platine. De plus, les variations du vernier avaient été calculées de telle sorte, que l’on pouvait évaluer une dilatation, si petite qu’elle fût, dans la règle de platine. On comprend donc avec quelle précision il était permis d’opérer. Ce vernier était, d’ailleurs, muni d’un microscope qui permettait d’estimer des quarts de cent millième de toise.

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[5] Soit 175 lieues.

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[6] Appareil qui sert à fractionner l’intervalle entre les points de division d’une ligne droite ou d’un arc de cercle.