Un tas de mités du bulbe ont déjà décroché. Je leur ramène mon enquête, si vous permettez. Oh ! les mecs ; on repart ! Messieurs les voyeurs sont priés de remonter en voiture et de s’assurer que la portière de leur compartiment est aussi fermée que leur esprit ! Tututt, m’sieur le chef d’Edgar, après vous s’il en reste !
L’Édith défait son ciré et se jette assise sur les Dedion-Bouton et autres Mercedes-Benz 1903 qui décorent la couvrante.
— J’avais une de ces hâtes d’arriver ! me gazouille-t-elle, en ponctuant d’une œillade qui ferait passer la vaseline pour un astringent.
— Et moi donc, me crois-je obligé de répondre en m’asseyant, tout contre elle.
On reste là un instant, les yeux dans les prunelles, à se déguster par avance. C’est bath de prendre son temps. On se pourlèche préalablement. On se demande par quel bout on va s’attraper. On se tire des plans sur l’intime. On se rémoule les sens. On hypothèque sur l’avenir. On se pince le vibrant. On se cinématographe la prochaine séance. On se la projette en stéthoscope-couleurs, la rétine déjà spéculumique. Y a des moments, croyez-moi, où il ne faut rien brusquer. On se supplicechinoise mutuellement. On se distribue des ondes. Et puis, bravement, on s’attaque. À la classique : la bisouille mouillée pour se déseffaroucher le conventionnel. Puis la main vadrouilleuse pour s’amorcer l’intrépidité calbardière. Et ça démarre. J’aime bien les souris qui ont du tempérament. Je leur fais toujours crédit. Je file à Édith son premier tiers provisionnel et je m’apprête à lui entonner le chant des partisans sourds-muets lorsque, brusquement, elle me refoule et se met sur notre séant (je dis notre car le sien commençait de m’appartenir).
Elle a les cheveux collés au front par la sueur et le regard de quelqu’un qui tend l’oreille, si je puis ainsi m’exprimer.
— Quoi ? je demande.
— Éteins la lumière !
— Quelle idée !
— Tu n’as pas entendu ce coup de sifflet dans la rue ?
— En effet, mais…
— C’est un copain à moi, le fils Coursyvite. Il a vu que je suis rentrée, et il va monter…
J’ai réprimé le sursaut que vous supposez si vous êtes un tout petit peu moins truffe que j’imagine.
— Tu connais le fils Coursyvite ?
— L’aîné… Maurice. Éteins, je te dis, il est amoureux de moi et il me casse les pieds avec sa jalousie.
Je me lève, mais au lieu de répondre je remets un peu d’ordre dans ma mise.
— Tu devrais te déguiser en jeune fille, conseillé-je à Édith.
— Qu’est-ce que tu fais ! déplore la douce amie en tirant ses huit centimètres de jupe sur ses quarante centimètres de cuisses.
Un pas fait craquer les marches de bois de l’escalier. Quatre doigts produisent une salve de tocs tocs contre la porte.
Ma petite passagère a un dernier geste pour me retenir, mais je délourde.
Sur le paillasson se tient un grand type qui pourrait passer pour blond s’il était un peu moins rouquin. Il a des taches et des moustaches de rousseur, des lunettes à grosse monture d’écaille et, derrière ses verres, un regard sidéré.
— Salut, Maurice, lancé-je, entrez donc !
Il obéit. Coursyvite fils a une vingt-cinquantaine d’années. On devine le gars complexé. Il ne sait que faire de ses longs bras, et les laisse pendre le long de son corps.
Il me considère d’un œil bredouillant.
— Commissaire San-Antonio, lui dis-je. Je suis un ami du papa d’Édith qui m’a chargé de vérifier son comportement à Angers.
Je boutonne discrètement mon futale.
— C’est du joli !
L’autre n’en casse pas une broque. Il se contente de cligner des yeux en scintillant ses mains rougeaudes comme le fait un athlète soucieux de se décontracter.
— Quand le brigadier va savoir ça, poursuis-je, je t’annonce un sacré ramdam aux établissements Coursyvite et ses fils !
— Faut rien dire à mon père, marmonne le garçon d’un ton anxieux.
— T’en as de bonnes, petit gars. Tu me vois trahir la confiance d’un brigadier, moi, un commissaire assermenté !
La gosse se retient de pas rigoler. Elle me trouve parfait dans mon numéro de défenseur des familles. Faut dire que je n’en remets pas. Je joue sobrement le rôle du brillant flic qui comprend la vie au service de la morale chrétienne.
Ce qu’il paraît pas heureux, Coursyvite senior ! Une vraie pube pour un apéritif à base d’artichaut. Mon confrère Rabelais (qui me ressemble par certains côtés, aux dires de certaines gens) prétend que pour être heureux il faut boire frais et manger salé. Je m’oppose, les gars ! Pour être heureux, il faut beaucoup dormir et bien déféquer, le docteur Béru vous le confirmerait. L’insomniaque et son cousin germain, le constipé, sont les damnés de la terre. Visiblement, Maurice senior est dans l’une de ces catégories. Peut-être dans les deux.
— Je suis amoureux d’Édith, plaide-t-il du bout des lèvres.
Un filet de salive lui coule sur le menton et il transpire du front. C’est un garçon très secret, et qui sécrète énormément.
— Suis-moi, fais-je, on ne va pas parler devant cette pure jeune fille.
D’un geste doux et ferme je le propulse dans l’escadrin. Avant de filer, je fais signe à Édith que je vais bientôt revenir. Elle est assise en tailleur sur son lit et je ne peux plus ignorer d’elle que ses poumons et la partie supérieure de son estomac.
Elle m’adresse un baiser tout ce qu’il y a de complice du bout de ses jolis doigts.
La nuit sent bon la province-dans-l’automne. Une odeur de vieilles pierres et de feuilles pourrissantes se mêle à des exhalaisons de géranium agonisant.
L’obscurité enhardit Maurice[19].
— Écoutez, Monsieur, Édith, je ne demanderais pas mieux de l’épouser, seulement c’est elle qui refuse.
Ça ne m’étonne pas. Je vois guère cette petite pétroleuse marrida à un ballot de cette ampleur. En tout cas pas maintenant. Il est probable que plus tard, quand elle aura bien fait la java, elle l’emballera à la mairie de Saint-Turdoré pour lui écumer le rendement ; car le propre d’une épouse style Édith, c’est de démontrer, la vie durant, à son julot qu’il est trop bête pour elle et trop intelligent pour son salaire.
— Tu travaille avec ton vieux ? abrupté-je, manière de changer de converse.
— Oui.
— Ça marche le transport de bois de lit ?
— Pas mal, oui, fait-il, surpris.
— Tu t’occupes de quoi dans l’entreprise ? Des camions ou de la paperasse ?
— Je suis à la partie commerciale.
C’est bien ce qu’il me semblait. Trop fluet pour se farcir un vingt tonnes et coltiner des bahuts normands.
Nous continuons d’avancer. Nous sommes maintenant sur la place, devant les bâtiments de la maison Coursyvite. Votre San-A. rumine des questions, mes jolies. Elles lui arrivent par paquets de douze vu qu’il butine drôlement de la coiffe. Il est frappé par l’enchaînement des faits, le merveilleux limier limeur.
Y a une logique de cercle dans l’évolution de la situation, mes cailles. Déménageurs — Accident Pinaud. Accident Pinaud — Gendarmerie de Saint-Turdoré[20]. Gendarmerie de Saint-Turdoré — Édith. Édith — Déménageurs. C’est on ne peut plus rigoureux. Or, l’expérience m’a enseigné que des hasards qui s’emboîtent comme le tronçons d’une canne à pêche finissent automatiquement par extriquer les situations apparemment inextricables.
19
Note pour mes lecteurs lycéens : n’employez jamais une telle tournure de phrase si vous ne voulez pas voir un trait rouge rageur en marge de vos copies. Enhardir est un verbe transitif, mais moi je m’en fous !
20
Beaucoup de gens se demandent pourquoi je donne systématiquement des noms farfelus aux personnages et aux lieux de mes récits. Je vais vous avouer une chose : je me le demande aussi.