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Je raccrochai. Les trois me frimaient avec une perplexité montante. Bientôt, si le flux continuait, ils allaient devoir bâtir des digues pour le juguler. Je leur souris, confiant.

Quelque chose me disait que je tenais le couteau par le manche. Ce coup de grelot, dûment prévu et minuté, intervenait au moment où il le fallait.

Les deux vilains chuchotèrent à nouveau, puis l’un d’eux se retira. Le blafard resta pour me couver de son œil fumelard. Il rêvait de me fourrer son poing dans les gencives et il dut l’enfouir dans sa poche pour pouvoir résister à la tentation. La secrétaire avait repris sa place derrière son bureau. Elle tripotait des papiers inutiles afin de se donner une contenance. Comme elle y parvenait mal, elle finit par tailler des crayons au moyen d’un appareil électrique qui les rendait pointus comme des aiguilles.

L’acolyte revint et annonça que mister Hans Bergens consentait à me recevoir.

Je leur fis grâce de mon triomphe et accompagnai les deux hommes à travers de grands couloirs aux couleurs pimpantes, m’offrant même le luxe de m’arrêter un instant devant une litho de Paul Klee.

Parvenu à ce stade de mon historiette, laisse-moi te dire que la noye a été rude et qu’on n’a pas chômé, le Gravos et moi.

Mais comme je vais bonnir tout ça à mister Bergens, dans un peu moins que pas longtemps, il est inutile que je doublonne en t’annonçant tout de suite la couleur. Ce temps mort, juste pour te prévenir que je ne m’amène pas ici sans biscottes. Egalement que cette affaire est vachement particulière. Je n’ai encore jamais conduit une enquête de cette manière. T’assistes à une grande première, mon chérubin. Perds pas les évolutions de l’artiste et n’oublie pas de l’applaudir bien fort quand il exécutera son triple saut périlleux en arrière, ce qui ne saurait tarder.

Et voilà qu’on me fourre dans un ascenseur. Un moment je me demande si mes deux forbans joueraient pas aux cons et s’ils ne m’embarqueraient pas dans une benne à ordures plutôt que chez Bergens. J’en sais suffisamment sur la race humaine pour piger que les gaillards en question sont capables de te perforer les méninges comme t’allumes une tige et t’assurer ensuite une sépulture de choix dans un cimetière de voitures. Mais non, mes craintes sont verveines : on retrouve un autre couloir silencieux terminé par une vaste lourde à deux battants, tellement blindée qu’en comparaison les coffres de la Banque de France ont l’air d’être confectionnés avec des boîtes de camembert vides.

Le méchant blême presse un timbre. Un voyant vert s’allume. Il s’approche d’un microphone encastré et dit son nom. Il s’agit d’une cellule acoustique obéissant à des voix mémorisées par l’appareil. La porte s’ouvre.

J’eus un haut-le-corps.

Suivi d’un haut-le-cœur.

Rien de ce que je découvris n’était imaginable.

Si ! Peut-être par Jérôme Bosch à la rigueur, mais le cher grand génie est mort en 1516 (des suites de la bataille de Marignan, tu crois ?). N’importe, cesse de te masturber, ôte ces bananes de tes oreilles et écoute. Alors que nous sommes dans un immeuble ultramoderne, je t’y répète, le bureau du célèbre armateur Hans Bergens représente une étable. Une vraie. Avec des murs de planches rugueuses et une poutraison festonnée de toiles d’araignées. Une crèche, où sont attablés un âne et un bœuf. La litière est en train de devenir fumier. Une brouette, d’ailleurs, est emplie de cette chose fertilisante dans laquelle est plantée une fourche, mais je doute qu’elle produise des rameaux.

Sur la gauche : un hangar à foin odorant. Sur la droite, devant une fenêtre rudimentaire, une planche posée sur deux tréteaux et sur cette planche, anachroniques, des ustensiles sophistiqués : téléphones multiples à carénage nucléaire, téléscripteur, écran vidéo, etc.[5]

A cette surprenante table de travail, un homme : Hans Bergens. Un petit homme vêtu d’un complet beaucoup trop grand pour lui, en velours côtelé marron. Il porte à la taille l’une de ces interminables ceintures de flanelle comme en avaient les paysans de jadis. Sa chemise est de laine grisâtre. Il a un chapeau rond, cabossé, luisant de crasse, sur le sommet de sa tête de nœud triangulaire (la pointe étant tournée vers le bas). Son front est bombé, mais, très vite, le reste du visage va s’amenuisant. Le regard est en guidon de course, le nez plongeant, la bouche gobeuse ressemble à un jeune coquelicot et le menton à cet os du coude qu’un anthropologiste adepte du Front National a baptisé « petit juif ».

Il a les joues creuses, d’un rose tirant sur le mauve, des oreilles en forme d’anses (larges du haut, étroites du bas) et il est à ce point bigleux qu’il commence à distinguer le dos de ses interlocuteurs avant leur visage. Il me guigne, accoudé à sa table, son menton posé sur ses deux poings superposés. Sa tête ressemble à une coupe trophée.

— Mettez des sabots ! m’enjoint le vilain blafard.

Je note alors, derrière la porte, une théorie d’énormes sabots de bois taillés dans la masse. J’en chausse deux pour faire la paire et, ainsi alourdi, patauge dans le fumier en direction du père Mathieu.

Des branques, j’en ai déjà recueilli pas mal dans mes pages hospitalières, pourtant je dois admettre qu’il est mon premier dingue à idée fixe rurale. J’aurais imaginé tout différemment les folies d’un armateur. Qu’il eût transformé son burlingue en roof, cambuse, poste de pilotage, soit. Mais une étable, alors là…

J’atteins la grande table. Entre les appareils nucléaires, refroidit, dans un grand bol en Delft, une soupe d’autrefois, épaisse (la cuiller tient verticalement dedans, kif la fourche dans le fumier de la brouette) et un morceau de lard, gras comme le livret militaire de Bérurier, attend le bon vouloir du strabismé sur une planchette à découper.

L’homme n’a pas relevé sa tête en forme de poire renversée.

Il m’étudie avec âpreté.

— Heureux de vous rencontrer, monsieur Bergens, je déclame, façon Caruso faisant une annonce à l’avant-scène ; et merci de bien vouloir m’accorder un entretien.

Il désunit son édifice poings-tronche pour, d’un index noueux, appuyer sur une espèce de réveille-matin posé face à lui.

— Quatre minutes exactement, fait-il d’une voix si grinçante que je devrai me filer quelques gouttes d’huile d’amande douce tout de suite après cette entrevue hystérique, tu m’y feras penser ?

— Ce sera plus qu’il ne m’en faudra, monsieur Bergens.

— Je vous écoute.

— Je ne parlerai pas devant témoins, assuré-je calmement en désignant les deux sbires.

Et d’ajouter :

— Je suis désarmé, si vous craignez quelque acte violent de ma part, j’accepte qu’on me lie les mains dans le dos. Correct ?

En guise de réponse, il fait signe à ses pieds plats de s’éjecter et les deux sortent.

D’instinct, je cherche une chaise. Mais il n’en existe qu’une seule dans ce « bureau » : la sienne. Comme elle lui obstrue le trou du cul pour l’instant, je me résigne à garder la verticale, dont nous ne profiterons jamais suffisamment, nous autres, les futurs horizontaux définitifs. Dans le fond, rester debout est un luxe.

— Mais qui êtes-vous donc pour montrer tant d’audace ? me demande le bonhomme en un superbe alexandrin qui me flanque envie d’hugoliser.

En guise de réponse, je lui produis ma brème professionnelle.

— Commission rogatoire ? il murmure, manière de me prouver qu’il est rompu aux questions de droit policier.

— Démarche privée.

— Je vous écoute.

— A vrai dire, monsieur Bergens, l’affaire ne nous concerne ni l’un ni l’autre, du moins directement.

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5

Au passage, je tiens à rendre un solennel hommage à ce mot fabuleux entre tous qui est le mot « , etc. ». Cette prodigieuse locution adverbiale ne mérite pas l’ingratitude des enseignants qui la boycottent systématiquement auprès de leurs élèves. Quand on songe que la plus grande partie de notre existence incernable repose sur ce début d’infini, je trouve odieux le peu de cas qu’on fait de lui. C’est le paria de notre langue. Un projet de mot, presque une inadvertance. Alors, je m’insurge, je m’élève, j’entame son procès en réhabilitation et, dorénavant, à moins que cela ne me fasse par trop chier, je décide de lui rendre sa vraie place, en l’écrivant comme il doit l’être, c’est-à-dire « et caetera ».