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Lennon s’immobilisa. « Tu sais que tu ne pourras aller nulle part. Tu sais que tu ne peux pas faire de mal à Sylvia. Tu es trop intelligent pour ça. Réfléchis, Andy. Quelle est la meilleure solution ? La plus futée ? »

Rankin poussa un soupir douloureux. Dans ses yeux, la méchanceté fit place à la peur, la panique d’un enfant, ou d’un homme sur le point de perdre la raison.

« Du calme, Andy », dit Lennon. Il écarta les mains, pointant le Glock sur les plaques chauffantes et le gril à l’arrière de la cuisine. « Respire… On réfléchit. On va trouver une solution. »

Rankin prit une profonde inspiration. Les traits de son visage se détendirent. « D’accord. Comment on fait ?

— Pour commencer, tu libères Sylvia, dit Lennon. Et tu poses ton couteau. »

Une sirène retentit à quelques rues de là.

« Ils vont bientôt arriver, dit Lennon. Alors, toi et moi, on s’assied à une table et on les attend tranquillement. Parce que s’ils nous trouvent là, face à face, ça risque de mal tourner. D’accord ? »

Rankin se tourna vers la fenêtre du café. Il grimaça, pris d’une soudaine attaque d’angoisse, puis recouvra un semblant de calme.

« D’accord.

— Bien, dit Lennon. Maintenant, tu vas lâcher… »

Rankin poussa brutalement Sylvia qui se heurta à Lennon. Sa tête lui cogna le menton. Déséquilibrés tous les deux, ils partirent en arrière. Lennon se raccrocha au comptoir d’une main, entourant Sylvia de son autre bras. Un courant d’air frais leur parvint de la porte ouverte par laquelle Rankin avait disparu.

Lennon serra Sylvia contre lui. « Ça va ? »

Elle leva les yeux vers lui derrière ses épaisses lunettes, paralysée, incapable d’émettre un son.

« Asseyez-vous », dit Lennon. Il était inutile de se précipiter derrière Rankin. Même si cet imbécile réussissait à sortir de l’impasse, on le retrouverait en un rien de temps. Le plus important, c’était Sylvia. Il la fit asseoir par terre, adossée au comptoir. « Respirez… Tout va bien. »

Quand il voulut se redresser, elle s’agrippa à ses épaules. Il resta accroupi près d’elle, l’étreignit, et déposa un baiser sur sa tête.

« Vous n’avez plus rien à craindre maintenant », dit-il.

Il se redressa. Assis dans son sang contre le mur, Crozier gémissait. Ses épaules se soulevaient et s’abaissaient. Il survivra, pensa Lennon avant de franchir la porte de derrière, Glock au poing.

Au fond de la ruelle, Rankin tentait désespérément de se hisser sur le mur.

« Tu aurais dû te servir de la poubelle », dit Lennon.

Rankin se laissa retomber au sol et lui fit face.

Lennon désigna la poubelle en plastique près de la porte. « Si tu étais monté dessus en l’approchant du mur, ça aurait marché. »

Acculé contre la brique, Rankin haletait. Les yeux lui sortaient de la tête et il tenait toujours le couteau dans sa main droite.

« Pourquoi tu as menacé cette pauvre Sylvia ? demanda Lennon, en s’arrêtant à quelques pas. Tu peux taillader tous les enfoirés de Crozier que tu veux, je m’en fous. Mais une gentille petite dame comme Sylvia ? Ça, non, ce n’est pas acceptable. »

Rankin brandit son couteau. Il avait le front mouillé de sueur. « Ne vous approchez pas.

— Sinon, quoi ? »

La première sirène se faisait entendre plus fort, une autre la suivait de près.

« Restez où vous êtes, siffla Rankin entre ses dents, le visage rouge et tordu par une grimace.

— Sinon, quoi, Andy ? répéta Lennon.

— Sinon… » Rankin lâcha le couteau et agrippa son bras gauche. Il s’affaissa sur un genou, porta les mains à son cœur comme s’il essayait de le maintenir en place. Les mâchoires crispées, son teint virant du rouge au violet, il murmura : « Oh putain. »

Et s’effondra à plat ventre.

« C’est pas vrai… », dit Lennon.

3

Le Voyageur[2] suivait Orla O’Kane dans un large couloir. Elle avait des chevilles épaisses, de lourdes semelles qu’on entendait à peine fouler la moquette. En tant qu’agent immobilier, elle plaçait l’argent de son père dans diverses maisons, hôtels et immeubles de bureaux. Une partie des recettes était probablement investie dans ce manoir situé à l’extérieur de Drogheda, ancienne résidence d’un riche propriétaire anglais, reconvertie à présent en établissement de convalescence.

En arrivant, il avait admiré l’allée en gravier qui remontait entre de vertes pelouses agrémentées de plates-bandes et de buissons soigneusement entretenus. En haut s’élevait l’imposante bâtisse à trois étages qui dominait la rivière Boyne et, au-delà de la cime des arbres, le nouveau pont suspendu qu’empruntait l’autoroute.

Le bâtiment avait été vidé de ses autres occupants. Dans le grand vestibule, il aperçut une femme de ménage et une infirmière, mais les hommes qui déambulaient ici et là, avec leurs yeux méfiants et les armes qui gonflaient la poche de leurs vestes, ne pouvaient en aucun cas passer pour des membres du personnel médical.

« Il a une bonne mutuelle, votre papa ? » demanda le Voyageur.

Elle s’arrêta, joignant les talons avec raideur. Bon sang, le cul qu’elle avait. Et de sacrées épaules aussi. Son tailleur masquait quelque peu ses formes, mais c’était quand même un gros gabarit. Plutôt jolie, malgré tout.

« Il apprécie son confort », répliqua-t-elle en tournant à peine la tête. Elle s’exprimait d’une voix sèche, comme une femme qui a l’habitude d’être écoutée, pas de répondre à des questions.

Le Voyageur lui sourit. Ç’aurait pas été la fille de quelqu’un d’autre, il se la serait bien tapée. Ce devait être un bon coup, pensa-t-il, comme toutes les gonzesses qui jouaient les dures. Mais celle-là, c’était trop dangereux.

Il lui emboîta le pas dans le couloir du premier étage. Parvenue à l’avant-dernière chambre sur la gauche, elle frappa à la porte. Un grognement lui répondit de l’autre côté. Elle ouvrit et s’effaça pour laisser entrer le Voyageur.

Bull O’Kane était assis dans le coin de la pièce, entre deux grandes fenêtres. Derrière lui s’étendait une belle pelouse cernée par des buissons, jusqu’au haut mur qui bordait la rivière.

Sa fille s’éclaircit la gorge. « J’attends dans le couloir, papa. Si tu as besoin de moi. »

O’Kane sourit. « Très bien, ma chérie. »

Le Voyageur sentit un courant d’air frais dans son dos au moment où la porte se refermait.

« C’est une bonne petite, dit O’Kane. Et sacrément futée. Mais côté hommes, ça ne marche pas fort. Faut dire qu’elle choisit toujours des losers. »

Le Voyageur s’approcha de l’une des fenêtres. « Jolie vue », dit-il. Un héron s’abreuvait au bord de l’eau, de l’autre côté de la rivière gonflée par les pluies. « Il y a sûrement du poisson, là-dedans. Du saumon, des truites. J’aurais dû apporter ma canne à pêche.

— Tu ne m’as pas l’air d’un knacker[3] », dit O’Kane.

Le Voyageur se tourna vers lui. « Et vous, vous ne m’avez pas l’air de quelqu’un qui peut se payer une chambre ici, sans parler de toute une aile pour vous tout seul. »

O’Kane avait les jambes posées sur un tabouret, enveloppées d’une couverture. Une vague odeur de matières fécales flottait autour de sa personne. Le Voyageur savait qu’il avait reçu une balle dans le genou et une autre dans le ventre qui lui avait bousillé les entrailles, de sorte qu’il portait maintenant une poche et la garderait jusqu’à la fin de ses jours. Il était amaigri, bien plus frêle que le Voyageur ne se l’était imaginé d’après la photo qu’il avait vue de lui. Un homme rattrapé par la vieillesse, d’autant plus affaibli qu’il était blessé, mais dont le regard restait froid et pénétrant.

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2

Irish Travellers : « Voyageurs irlandais », population minoritaire en Irlande du Nord, composée essentiellement de nomades d’origine irlandaise qui parlent le shelta, au lexique largement celtique. On les confond souvent avec les Gitans d’Angleterre. Propre à l’Irlande, ce peuple d’« itinérants », en irlandais Lucht Siu, « peuple marchant », se serait agrandi à la faveur des nombreuses crises traversées par le pays au cours des siècles.

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3

Knackers : communément appelés travellers, les voyageurs se nomment eux-mêmes pavees dans leur propre langue, ou tinkers (de tin : étain, « les étameurs »), ou pickeys.