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« Il paraît qu’en réalité, tu t’appelles Oliver Turley, dit O’Kane. C’est vrai ? »

Le Voyageur s’assit sur le lit. « Peut-être que oui. Peut-être que non. On m’a donné beaucoup de noms. Smith, Murphy, Tomalty, Meehan, Gorman, Maher… Et j’en passe. » Il se pencha en avant pour chuchoter : « Certains prétendent même que je ne suis pas un pavee[4]. »

O’Kane demeura de marbre. « Ne fais pas le malin avec moi. Je ne suis pas homme à plaisanter, et je ne te le répéterai pas. »

Le Voyageur s’adossa au pied du lit et hocha la tête. « Ça marche. Moi non plus, je ne suis pas du genre à plaisanter, et j’aime pas qu’on m’interroge. Vous saurez de moi ce que je voudrai bien vous dire. »

O’Kane le considéra un instant, puis soupira. « Ça marche, reprit-il en écho. Moi, je me fiche que tu sois gitan, voyageur, knacker, tinker, ou je ne sais quel mot à la con par lequel on désigne les gens comme toi. Tout ce qui m’intéresse, c’est la mission que je te confie. Tu es partant ?

— Je m’étonne juste que vous ne trouviez personne d’autre pour faire votre sale boulot. »

O’Kane secoua la tête. « Pas celui-là. Je ne peux pas engager quelqu’un qui ait un lien avec moi. Et je veux un travail bien fait. Propre, quoi. Discret.

— D’accord, fit le Voyageur. Alors, c’est quoi ? »

O’Kane s’assombrit. « Très peu de gens sont au courant de ce que je vais te raconter. Si tu réussis, seuls toi et moi en connaîtrons les détails. Tu seras bien payé en échange de ton silence. Très bien payé. Mais si jamais quelque chose me revient aux oreilles… » O’Kane sourit. « Disons que je n’essaierai pas de me faire rembourser. Tu me suis ?

— Je comprends. »

O’Kane désigna un dossier sur la table de chevet. Le Voyageur le prit, en sortit divers documents et photocopies. Certaines pages étaient allégées par des photos, d’autres ne comportaient que du texte.

« Je peux pas lire », déclara-t-il.

O’Kane le considéra un instant. « Tu ne peux pas, ou tu ne sais pas ? »

Le Voyageur étala les documents sur le lit. « C’est arrivé qu’on me prenne pour un imbécile, dit-il. De nos jours, les gens ne savent plus quoi penser. »

O’Kane fit claquer sa langue en réfléchissant. Puis il se mit à parler. Il raconta comment ce malade de Gerry Fegan, dans son délire d’alcoolique, avait tué Michael McKenna, Vincent Caffola, un flic corrompu, et le cousin de O’Kane, le père Eammon Coulter. Le politicien Paul McGinty avait essayé de contenir l’affaire, mais cela n’avait fait qu’empirer les choses et lui avait coûté la vie au cours d’un bain de sang dans une vieille ferme près de Middletown. Le fils de O’Kane était mort aussi, tué par un ex-soldat, un traître nommé Davy Campbell. C’est là que O’Kane lui-même avait été blessé.

Fegan avait pris la fuite avec Marie McKenna et sa fille. Disparus, sans laisser de traces.

Mis à part O’Kane, deux autres personnes avaient survécu à l’épisode : le chauffeur de McGinty — Quigley — et Kevin Malloy, l’un des gars de O’Kane, touché au ventre et à la poitrine. Quigley avait emmené O’Kane et Malloy à un hôpital de Dundalk, leur sauvant ainsi la vie.

« Tout le monde veut étouffer l’affaire, expliqua O’Kane. Les Anglais, Dublin, ceux de Belfast.

— Aux infos, ils ont parlé d’un règlement de comptes, dit le Voyageur. McGinty serait tombé dans une embuscade de dissidents, à la ferme.

— Ce sont les Anglais qui ont concocté l’histoire. Ils ont épinglé McSorley et ses gars à la frontière, chargé les flingues utilisés dans la voiture, et maquillé le coup pour faire croire qu’ils avaient sauté eux-mêmes sur leur propre bombe. Du beau travail. »

Le Voyageur hocha la tête pour manifester son admiration. « Mais ça ne suffit pas, hein ? reprit-il. Trop de gens sont au courant.

— Quigley et Malloy, dit O’Kane. Il faut s’en débarrasser. Les Anglais le souhaitent, tout comme moi. Et puis il y a un avocat, Patsy Toner. Lui aussi, tu dois le dégager. Les Anglais fermeront les yeux. Ils ont autant à y perdre que les autres et ils veilleront à ce que l’enquête ne donne rien. »

Le Voyageur croisa les bras sur sa poitrine. « Mais n’importe quel connard pourrait se les faire tous les trois. C’est pas pour ça que vous avez besoin de mes services.

— Je veux Fegan, répondit O’Kane. Et je le veux vivant. » Il brandit un doigt épais pour souligner ses paroles. « Vivant. S’il ne respire pas, ça n’a aucune valeur pour moi. Tu m’as compris ? Personne ne sait où il est. À toi de le retrouver.

— Comment ?

— Par Marie McKenna et sa fille. Les flics les cachent quelque part, mais on a de la veine.

— Ah oui ? Pourquoi ça ?

— Le père de Marie McKenna a eu une attaque la semaine dernière. Il peut s’estimer heureux d’être encore en vie. Ou peut-être pas, selon la manière dont on voit les choses, parce qu’il est bougrement atteint. À ce qu’il paraît, il y a de fortes chances pour qu’il en ait une autre et que ce soit la bonne.

— Donc, vous pensez qu’elle prendra le risque de venir le voir, conclut le Voyageur. Avec sa fille. »

O’Kane inclina la tête. « D’après ce que j’ai entendu dire, les femmes et les enfants ne te posent pas de problème. C’est vrai ? »

Le Voyageur haussa les épaules. « Ça dépend de la paie. »

4

« Il ne m’inspire pas confiance, dit Orla à son père une fois que le Voyageur fut sorti, escorté par l’un des hommes. Les Gitans sont des voleurs, ils ont ça dans le sang.

— Ce n’est pas une question de confiance », répliqua le Bull[5].

Elle se tourna vers lui. À présent que son visiteur était parti, le vieil homme se tassait dans son fauteuil près de la fenêtre. Il avait l’air plus petit.

Orla ne s’en remettait pas. Enfant, elle le voyait comme un géant, avec ses mains calleuses qui la flattaient ou la giflaient. Peu à peu, à mesure qu’elle prenait de l’âge, les autres hommes avaient cessé de lui paraître aussi grands, sauf son père qui restait immense. Pas seulement à cause de sa taille et de son impressionnante carrure. Non, ça venait de l’intérieur ; c’était un géant de l’âme, le maître absolu. Mais maintenant, il semblait que quelqu’un avait extirpé le colosse en lui pour ne laisser que la peau et les os.

Ce quelqu’un, c’était Gerry Fegan, et à la seule évocation de son nom, elle se sentait envahie par une bouffée de haine. Mais c’était une femme dotée de sens pratique qui avait toujours gardé les pieds sur terre. Pendant que ses frères gâchaient leur jeunesse en se reposant tranquillement sur la réputation de leur père, elle avait lutté pour s’en montrer digne.

« Tu veux te remettre au lit ? demanda-t-elle.

— Oui, chérie. Je suis fatigué. »

Orla le hissa péniblement en le prenant sous les aisselles tandis qu’il s’accrochait à son cou.

« Doucement », dit-elle quand la couverture glissa et qu’il posa par terre sa jambe blessée en retenant son souffle.

Quelques mois auparavant, l’idée qu’elle pût le soulever aurait semblé absurde. Mais à présent que le géant en lui avait été arraché, elle y parvenait sans se briser le dos, bien qu’avec difficulté.

Elle l’entraîna en reculant, à petits pas, jusqu’à ce qu’elle bute contre le bord du lit et le retourne pour l’asseoir. Il se laissa tomber en haletant et en jurant. Elle lui leva les jambes, les étendit sur les couvertures.

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4

Nom que se donnent les Voyageurs dans leur propre langue, voir note de la page précédente.

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5

Bull : « le Taureau » (cf. Les Fantômes de Belfast).