Fabrice Luchini
Comédie française
Ça a débuté comme ça…
À mon père, Adelmo Luchini
À ma mère, Hélène
— Ah ! sollicitude à mon oreille est rude : Il pue étrangement son ancienneté.
— Il est vrai que le mot est bien collet monté.
PRÉFACE
à l’édition québécoise
Dans la vie d’un acteur comme moi, les séjours que j’ai faits à Montréal et à Québec, notamment à l’occasion du spectacle sur La Fontaine et sur Paul Valéry, Le Point sur Robert, ont été, je dirais, quasiment essentiels.
Je n’ai jamais vu nulle part une telle résistance, un si fort génie de vitalité pour la langue. Quand je jouais La Fontaine, des gens venaient dans ma loge et me disaient : « Nous nous sommes battus des centaines d’années pour être capables de venir entendre Baudelaire et La Fontaine. » C’est un compliment qui dépasse ma petite personne, qui dépasse mon ego. Et, comme toutes les grandes choses, elles ne sont véritables que parce qu’elles me dépassent.
Dans ma rencontre avec le public, à Montréal ou à Québec, en un mot, dans ma rencontre avec ces êtres qui ont un rapport essentiel à notre langue, j’ai vu une ferveur absolument unique.
Je ne renonce pas à venir donner mon spectacle Poésie ? au Québec, mais entre-temps je suis heureux de vous présenter ce livre. C’est l’histoire d’un autodidacte qui a un petit point commun avec vous puisqu’il aime par-dessus tout sa langue. Pour citer Céline, « loin du français, je meurs ». J’ai l’impression que cette phrase vous va directement au cœur : loin du français, vous mourez, c’est ce que vous avez incarné et ce que vous incarnez encore.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
✩
Paris, 1er juin 2015
Il faut trouver ces premières lignes. Pas les trouver d’ailleurs, les fixer. C’est récurrent, tous les deux ans, il y a une petite demande des éditeurs. Alors il faudrait écrire un bouquin. Aucune obligation, même le contraire. « Il y a trop de tout », dirait Valéry. Tout m’empêche. Essayons.
Chapitre premier
Le fâcheux
La scène commence par un déjeuner à l’hôtel Montalembert avec Christophe Ono-dit-Biot, directeur adjoint de la rédaction de l’hebdomadaire Le Point. Un coin caché près de la cheminée. Une table minuscule. Le sujet est la couverture du Point : Jean de La Fontaine. Au départ, je devais débattre avec Marc Fumaroli. L’autodidacte face au Collège de France. Trop compliqué à organiser. Je me retrouve seul avec Christophe. Il est charmant. Tout le monde le salue et il salue tout le monde. On discute de la « cover ». Les journalistes disent « cover ». Il lance ses questions. Je me concentre. D’où vient le miracle chez La Fontaine ?
Je commence sur l’absence de tout geste dans l’écriture. La fluidité lumineuse. Quelle que soit l’heure, j’arrive à témoigner, à essayer de faire sentir. Ça fait partie du métier. J’ajoute des mots aux mots. Je laisse la parole au fabuliste. « Le Meunier, son Fils et l’Âne » :
L’ultra-efficacité de la langue. Et puis arrive une formule. Je la tente. Ce n’est pas mon métier les formules. Mais ça fait quarante ans que je cherche. La Fontaine, dis-je à Ono-dit-Biot, a été confronté au marbre de l’Antiquité. Celui d’Ésope. Il pesait, dit-on, énormément, cet Ésope. De ce marbre, de cette structure lourde, La Fontaine a fait de la dentelle, du bloc de pierre est sortie une fluidité. Un mouvement libéré de toute rhétorique. « Un mouvement libéré de toute rhétorique » : Ono-dit-Biot est content, il trouve la formule très Le Point. Je m’emballe : La Fontaine, serait-ce une pure liberté au milieu de la contrainte ? une pure invention au milieu de la rigueur ? une pure subversion au milieu d’une exquise courtoisie ? une pure anarchie au milieu d’un super ordre ? Non, non, non, La Fontaine, comme disait Céline, c’est fin…, c’est ça… et c’est tout, c’est final. Écoutons « La Laitière et le Pot au lait » :
« Légère et court vêtue » : on la voit, devant nous, en minijupe, les jambes en mouvement, c’est une pub de Dim ! C’est ça, la beauté : l’agencement. Écoutons encore :
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Jean de La Fontaine, « Le Meunier, son Fils et l’Âne »,