Выбрать главу

Il serra les mains de ses compagnons à la manière du XXe siècle. Korten était peut-être dans l’erreur, mais ce n’en était pas moins un homme compétent, aimable et bien intentionné. Everard émergea dans une rue qui avait eu le temps de chauffer au soleil.

Pum l’y attendait. Il se leva avec moins d’exubérance qu’à l’accoutumée. Son mince visage juvénile était empreint de gravité. « Maître, souffla-t-il, pouvons-nous parler sans être entendus ? »

Ils dénichèrent une taverne dont ils étaient les seuls clients. Son propriétaire s’était contenté d’installer un auvent devant son pas de porte et de poser des coussins à même le sol ; on s’asseyait, on passait commande et il rapportait de chez lui des coupes d’argile emplies de vin. Everard le paya en perles de métal à l’issue d’un vague marchandage. La rue était passante en temps ordinaire, mais, à cette heure de la journée, les hommes s’affairaient ailleurs. On les verrait affluer lorsqu’une ombre rafraîchissante tomberait entre les murs.

Everard sirota la boisson amère et piquante en faisant la grimace. Son expérience lui avait enseigné que les époques antérieures au XVIIe siècle ap. J.-C. ne connaissaient que la piquette. Pour la bière, c’était encore pire. Aucune importance. « Je t’écoute, fiston. Et inutile de perdre ton temps à proclamer que je suis le soleil de l’univers, ni à te prosterner devant moi pour que je m’essuie les pieds sur ton dos. Qu’est-ce que tu as fait ? »

Pum déglutit, frissonna, se pencha en avant. « Ô seigneur, commença-t-il d’une voix mal assurée qui trahissait son jeune âge, ton serviteur s’est enhardi à entreprendre bien des choses. Si tu estimes que j’ai mal agi, tu peux me réprimander, me frapper, me faire fouetter, qu’il en soit fait selon ta volonté. Mais sache que je n’ai agi que dans ton intérêt. Mon vœu le plus cher est de te servir dans toute la mesure de mes moyens. »

Vif sourire. « Tu paies tellement bien ! »

De nouveau sérieux : « Tu es un homme empli de force et de puissance, au service duquel j’espère prospérer. Encore faut-il que je m’en montre digne. N’importe quel crétin peut porter ton bagage ou te conduire dans un lupanar. En quoi Pummairam pourrait-il se distinguer afin que mon seigneur souhaite le garder à son service ? Quels sont les souhaits de mon seigneur ? Quels sont ses besoins ?

» Il te plaît de passer pour un guerrier des plus frustes, ô maître, mais j’ai su dès le début que tu était bien plus que cela. Bien entendu, il ne te viendrait pas à l’idée de te confier à un va-nu-pieds comme moi. Comment pouvais-je savoir ce qu’il te fallait sans savoir qui tu étais ? »

Ouais, songea Everard, obligé qu’il est de vivre au jour le jour, il n’a pu manquer de développer son intuition. « Je ne suis point fâché, dit-il d’une voix posée. Mais dis-moi ce que tu as fait. »

Les grands yeux brun roux de Pum cherchèrent les siens, et il le regarda d’égal à égal. « J’ai posé à certaines gens des questions sur mon maître. Toujours avec prudence, sans jamais laisser deviner mes intentions, en veillant à ce que mon interlocuteur n’ait pas conscience de ce qu’il m’apprenait. Pour preuve, quelqu’un a-t-il émis des doutes à l’encontre de mon seigneur ?

— Hum... non... pas plus que je ne m’y attendais. Avec qui as-tu discuté ?

— Eh bien, pour commencer, avec l’adorable Pleshti – Bo-ron-u-wen, ainsi qu’elle se nomme. » Pum leva la main. « Maître ! Pas une fois elle n’a parlé à tort et à travers. Je n’ai fait que lire son visage et ses gestes en lui posant certaines questions. Rien de plus. De temps à autre, elle refusait de me répondre, et ces silences étaient eux aussi éloquents. Son corps ne sait pas garder un secret. Est-ce sa faute ?

— Non. » Et puis, je parierais que tu as entrouvert la porte de ton réduit cette nuit-là et que tu nous as entendus. Peu importe. Je ne tiens pas à le savoir.

« Ainsi ai-je appris que tu n’étais pas un... un Geyil, c’est ça ? Ce n’était pas une surprise. Je l’avais déjà deviné. Mon maître est plein de vaillance au combat, je n’en doute point, mais il est aussi patient avec les femmes qu’une mère avec ses enfants. N’est-ce pas surprenant chez un vagabond à moitié sauvage ? »

Everard partit d’un rire penaud. Touché[10] ! Ce n’était pas la première fois qu’on lui faisait ce genre de remarque lors d’une mission, mais, jusque-là, personne n’en avait tiré de conclusion.

Enhardi, Pum reprit : « Inutile que je rentre dans les détails. Les domestiques observent toujours leurs supérieurs avec attention, et ils adorent papoter à leur sujet. Peut-être ai-je abusé de la confiance de Sarai. Comme je suis ton valet, elle ne m’a pas chassé quand je suis venu lui poser des questions. Je n’ai pas vraiment insisté, d’ailleurs. Mais elle m’a parlé de Jantim-hamu, auquel j’ai rendu visite, constatant que mon maître avait fait forte impression sur la maisonnée. Et j’ai enfin découvert ce que tu cherchais. »

Il se rengorgea. « Il n’en fallait pas davantage à ton serviteur, ô resplendissant seigneur. J’ai filé sur les quais où j’ai commencé mon enquête. Et voilà ! »

Le cœur d’Everard se gonfla. « Qu’as-tu trouvé ? beugla-t-il.

— Aimerais-tu rencontrer un homme qui a survécu au naufrage du navire et à l’attaque des démons ? »

18

Âgé d’une quarantaine d’années, courtaud mais nerveux, Gisgo avait un visage buriné et plein de vie. Au fil des ans, ce matelot s’était hissé au rang de maître d’équipage, un poste aussi enviable que difficile. Le temps passant, ses amis s’étaient lassés de l’entendre conter son extraordinaire expérience. Ils considéraient celle-ci comme une histoire à dormir debout.

Everard était empli d’admiration pour Pum, qui avait accompli un vrai travail de détective, allant d’un marin à l’autre en les interrogeant sur les récits que racontaient leurs aînés. Jamais il n’aurait pu faire ce qu’avait fait le jeune homme : on se serait méfié de l’étranger qu’il était, un étranger doublé d’un hôte du palais royal. À l’instar des gens avisés de toutes les époques, le Phénicien moyen ne tenait pas à ce que le gouvernement s’intéresse de trop près à lui.

Par chance, Gisgo séjournait chez lui entre deux voyages. Son âge et sa situation aisée le dispensaient des expéditions les plus dangereuses, et il travaillait sur un navire assurant les liaisons avec l’Égypte, à un rythme loin d’être frénétique.

Ses deux épouses servirent des rafraîchissements tandis qu’il bavardait avec ses hôtes dans son appartement du quatrième étage. Une fenêtre donnait sur une cour aménagée entre les bâtiments. La vue se réduisait à des murs de pisé et à du linge en train de sécher. Mais les rayons de soleil venaient caresser les souvenirs de maints périples : un chérubin miniature venu de Babylone, une flûte de Pan grecque, un hippopotame de faïence rapporté des bords du Nil, une poupée ibérique, une dague venue du Nord... Everard s’était fendu d’un cadeau en or massif, et le marin se montra des plus loquaces.

« Oui, fit Gisgo, ce fut un voyage très étrange, en effet. Le moment était mal choisi, on approchait de l’équinoxe, et il y avait ces Sinim venus de je ne sais où, qui portaient le malheur dans leurs os pour ce qu’on en savait. Mais nous étions tous jeunes, du capitaine au dernier des matelots ; on envisageait de passer l’hiver à Chypre, où le vin est corsé et les filles aimables ; et puis, ils payaient bien, ces Sinim. Pour le métal qu’ils allaient nous verser, on était prêts à faire la nique à la mort, la nique à l’enfer. Je suis devenu plus sage avec les ans, mais pas plus joyeux, non, loin de là. Je suis encore vigoureux, mais je sens mes dents qui se déchaussent, et, croyez-moi, mes amis, mieux vaut être jeune que vieux. »

вернуться

10

En français dans le texte. (N. d. T.)