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— Il faudra bien que je travaille quelque part.

Nous traversons, pour y arriver, un vestibule garni de deux chaises et d’un portemanteau. Le bureau qui se trouve derrière est étonnamment sombre et exigu. Les rideaux sont tirés. J’allume la lumière. À droite, je découvre une grande table, à gauche, une grosse armoire métallique fermée par un solide cadenas. Face à moi, il y a un bureau. Juste à côté, une autre porte donne sur le couloir et, derrière, il y a une grande fenêtre. Je m’avance jusqu’à la fenêtre et écarte les rideaux poussiéreux, découvrant avec étonnement un vaste jardin bien tenu. La topographie est ma spécialité — la conscience de la disposition des choses les unes par rapport aux autres, la précision du détail concernant les rues, les distances, le terrain — je mets néanmoins quelques minutes à comprendre que je contemple l’arrière de l’hôtel de Brienne, le jardin du ministère. C’est étrange de le voir sous cet angle.

— Bon Dieu, m’exclamé-je, si j’avais un télescope, je pourrais pratiquement voir dans le cabinet du ministre !

— Désirez-vous que je vous en procure un ?

— Non.

Je me tourne vers Henry. Impossible de déterminer s’il plaisante. Je reporte mon attention sur la fenêtre et tente de l’ouvrir. Je frappe une ou deux fois sur l’espagnolette du gras de ma paume, mais elle est complètement rouillée. Je commence déjà à détester cet endroit.

— D’accord, dis-je en essuyant la rouille sur ma main. Je vais de toute évidence devoir beaucoup m’appuyer sur vous, commandant, en tout cas durant les premiers mois. Tout cela est très nouveau pour moi.

— Naturellement, mon colonel. Permettez-moi tout d’abord de vous remettre vos clefs.

Il m’en tend cinq, fixées à un anneau métallique lui-même relié à une chaînette que je peux attacher à ma ceinture.

— Celle-ci ouvre la porte d’entrée. Celle-là, la porte de votre cabinet. Celle-ci est celle de votre coffre, celle-là celle de votre bureau.

— Et celle-ci ?

— Celle-ci vous donne accès aux jardins de l’hôtel de Brienne. Quand vous avez besoin de vous entretenir avec le ministre, c’est par là qu’il faudra passer. C’est le général Mercier qui a remis cette clef au colonel Sandherr.

— Pourquoi ne pas prendre l’entrée principale ?

— C’est beaucoup plus rapide de passer par là. Et plus discret.

— Avons-nous le téléphone ?

— Oui. Il est devant le bureau du capitaine Valdant.

— Un secrétaire ?

— Le colonel Sandherr ne leur faisait pas confiance. Si vous avez besoin d’un dossier, demandez à Gribelin. S’il vous faut de l’aide pour faire de la copie, adressez-vous à l’un des capitaines. Valdant sait taper à la machine.

J’ai l’impression de m’aventurer dans une étrange secte religieuse aux rites obscurs. Le ministère de la Guerre est construit sur le site d’un ancien couvent, et on surnomme les officiers de l’état-major de la rue Saint-Dominique les « dominicains » à cause de leur penchant pour le secret. Mais je peux déjà voir qu’ils n’arrivent pas à la cheville de la section de statistique.

— Vous alliez m’expliquer sur quoi travaille le capitaine Lauth en ce moment même.

— Nous avons un agent infiltré dans l’ambassade allemande. Cet agent nous fournit régulièrement des documents qui proviennent des poubelles et sont censés avoir été brûlés avec les ordures dans les fourneaux de l’ambassade. En réalité, ces documents nous ont été transmis. La plupart ont été déchirés et nous devons les reconstituer. C’est un travail de précision. Lauth y est fort habile.

— C’est comme ça que vous avez pu coincer Dreyfus ?

— C’est cela.

— En recollant une lettre déchirée ?

— Exactement.

— Bon Dieu, dire que tout est parti d’un indice aussi mince… ! Qui est cet agent ?

— Nous nous servons toujours du nom de code « Auguste ». Quant au produit, on en parle comme de la « voie ordinaire ».

— D’accord, dis-je en souriant. Posons la question autrement : Qui est Auguste ?

Henry répugne à me répondre, mais je suis décidé à insister : si je veux pouvoir exercer la moindre autorité sur ce service, je dois savoir comment il fonctionne à tous les niveaux, et le plus tôt sera le mieux.

— Allons, commandant Henry, je suis le chef de cette section. Vous serez bien obligé de me le dire.

Il répond à contrecœur :

— Une femme appelée Marie Bastian ; une femme de ménage de l’ambassade. Elle s’occupe en particulier du cabinet de l’attaché militaire allemand.

— Depuis combien de temps travaille-t-elle pour nous ?

— Cinq ans. C’est à moi qu’elle rend compte. Je la paye deux cents francs par mois. C’est la plus grosse affaire d’Europe ! ne peut-il s’empêcher de préciser avec orgueil.

— Comment les informations nous parviennent-elles ?

— Je la rencontre dans une église, près d’ici, parfois chaque semaine, parfois tous les quinze jours — le soir, quand tout est tranquille. Personne ne nous voit. J’emporte le matériel chez moi.

— Vous l’emportez chez vous ? dis-je sans pouvoir masquer mon étonnement. Est-ce assez sûr ?

— Sans aucun doute. Il n’y a que ma femme et moi, et notre petit garçon. Je trie les choses là-bas, jette un rapide coup d’œil sur tout ce qui est en français — je ne comprends pas l’allemand, et c’est Lauth qui s’occupe ici de tous les documents germaniques.

— Je vois. Bien.

Même si je hoche la tête pour marquer mon approbation, cette façon de faire me paraît extrêmement peu professionnelle. Mais je préfère ne pas engager de polémique dès mon premier jour.

— J’ai le sentiment que nous allons très bien nous entendre, commandant Henry.

— Je l’espère, mon colonel.

Je consulte ma montre.

— Si vous voulez bien m’excuser. Il va falloir que je parte retrouver le chef d’état-major.

— Voulez-vous que je vous accompagne ?

— Non, ce ne sera pas nécessaire, réponds-je sans savoir, cette fois encore, s’il plaisante ou non. Il m’emmène déjeuner.

— Magnifique. Si vous avez besoin de moi, je serai à mon cabinet.

Notre échange est aussi réglé qu’un pas de deux *[1].

Henry salue et s’en va. Je ferme la porte et regarde autour de moi. J’ai un peu la chair de poule, l’impression d’endosser le costume d’un mort. Il subsiste des ombres sur les murs, là où Sandherr avait accroché des cadres, des brûlures de cigarette sur le bureau, des ronds de verre sur la table. La trace d’usure sur le tapis montre comment il repoussait sa chaise. Sa présence m’oppresse. Je cherche la bonne clef et ouvre le coffre-fort. Plusieurs dizaines de lettres cachetées se trouvent à l’intérieur ; elles indiquent diverses adresses parisiennes, et quatre ou cinq destinataires différents — sans doute des noms d’emprunt. Il doit s’agir des rapports des agents de Sandherr qui sont arrivés depuis son départ. J’ouvre une lettre — Activité inhabituelle signalée dans la garnison de Metz… — et la referme aussitôt. Le travail d’espionnage : comme cela me répugne. Il semble impossible que je puisse jamais me sentir chez moi ici.

Sous les lettres, je découvre une mince enveloppe jaune contenant un agrandissement photographique de vingt-cinq centimètres sur vingt. Je reconnais aussitôt la pièce vue lors du procès à huis clos de Dreyfus — c’est une photo de la notice explicative, le fameux bordereau *, qui accompagnait les documents que le capitaine transmettait aux Allemands. C’était la preuve centrale produite contre lui au procès. Jusqu’à ce matin, je n’avais aucune idée de la façon dont la section de statistique avait pu mettre la main dessus. En fait, cela n’a rien d’étonnant. Je dois admirer l’habileté de Lauth. En regardant le document, personne ne se douterait qu’il était en morceaux. Toutes les marques de déchirure ont été soigneusement retouchées, de sorte que la lettre paraît intacte.

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Tous les mots et expressions en italique, désignés par un astérisque à leur première occurrence, sont en français dans le texte.