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Nous commençâmes par filer à bonne allure. Cicéron s’était posté au-dessus du pont, sur la dunette des timoniers, et, appuyé contre la rambarde arrière du navire, il regardait le grand phare de Brindes diminuer derrière nous. Ses quelques séjours en Sicile mis à part, c’était la première fois qu’il quittait l’Italie depuis le voyage qu’il avait effectué à Rhodes durant sa jeunesse, pour apprendre la rhétorique auprès de Molon. De tous les hommes que j’ai connus, Cicéron était par tempérament le moins adapté à l’exil. Il ne s’épanouissait que parmi les signes distinctifs de la société civilisée — les amis, l’information, les potins, les conversations, la politique, les dîners, le théâtre, les bains, les livres, l’architecture. Et voir tout cela s’éloigner derrière lui devait être une véritable souffrance.

Quoi qu’il en soit, en un peu moins d’une heure, tout avait disparu, englouti par le néant. Le vent nous poussait avec force et, alors que nous fendions les flots moutonneux, je pensais à la vague azurée d’Homère retentissant « de toutes parts autour de la carène du navire qui s’avance et vole sur les flots en sillonnant les plaines liquides[1] ». Cependant, vers le milieu de la matinée, le bateau perdit peu à peu sa vitesse. La grande voile brune se mit à pendre mollement, et les deux timoniers qui nous encadraient commencèrent à échanger des regards inquiets. Bientôt, de gros nuages noirs s’amoncelèrent à l’horizon, et il ne leur fallut pas une heure pour se refermer au-dessus de nos têtes comme une trappe. La lumière s’assombrit ; la température chuta. Puis le vent forcit de nouveau, mais cette fois les rafales nous prenaient de face et arrachaient des gerbes d’écume glacées à la surface des vagues. Des grêlons frappèrent le pont soulevé par la houle.

Cicéron frissonna, se pencha et vomit. Il avait le visage cadavérique. Je passai mon bras autour de ses épaules et lui fis signe que nous devrions nous abriter sous le pont. Nous avions descendu la moitié de l’échelle quand un éclair déchira la pénombre, aussitôt suivi par un fracas sinistre et assourdissant qui m’évoqua la rupture d’un os ou d’une branche d’arbre. J’étais certain que nous avions perdu le mât car il me sembla alors que le navire chavirait encore et encore tandis que de gigantesques montagnes noires et luisantes se dressaient brusquement tout autour de nous avant de basculer dans la lumière blanche de la foudre. Le hurlement du vent empêchait d’entendre quoi que ce fût ou de parler. Je finis par pousser simplement Cicéron en bas, m’engouffrai à sa suite et refermai la porte.

Nous essayâmes de nous relever, mais le bateau gîtait. Nous avions de l’eau jusqu’aux chevilles, et les planches glissaient sous nos pieds. Le plancher s’inclinait d’un côté, puis de l’autre. Nous nous retenions aux parois alors que nous étions précipités en tous sens dans l’obscurité parmi les outils, les amphores de vin et les sacs d’orge, telles des bêtes dans une caisse, en route pour l’abattoir. Nous parvînmes enfin à nous arrimer dans un coin et nous allongeâmes là, trempés et grelottants, tandis que le navire roulait et tanguait. J’étais certain que nous étions condamnés et fermai les yeux pour prier Neptune et tous les dieux de nous accorder la délivrance.

Un long temps s’écoula. Combien, je ne saurais le dire — certainement la fin de cette journée, la nuit tout entière et une partie du lendemain. Cicéron semblait avoir sombré dans l’inconscience ; je dus à plusieurs reprises toucher sa joue froide pour vérifier qu’il était bien en vie. Chaque fois, ses yeux s’ouvraient fugitivement, puis il les refermait aussitôt. Il me confia ensuite qu’il s’était pleinement résigné à la noyade, et que son mal de mer était tel qu’il n’en éprouvait nulle frayeur : il comprenait seulement que la Nature, dans son infinie miséricorde, épargne à ceux qui sont à la dernière extrémité les terreurs du néant pour faire de la mort un soulagement attendu. L’une des plus grandes surprises de sa vie, m’assura-t-il, fut lorsqu’il se réveilla au deuxième jour et s’aperçut que la tempête était terminée et qu’il continuerait de vivre tout de même :

— Malheureusement, ma situation est telle que je le regrette presque.

Lorsque nous fûmes certains que la tempête s’était effectivement calmée, nous remontâmes sur le pont. Les marins étaient en train de jeter par-dessus bord le corps d’un malheureux qui avait eu la tête écrasée pas un coup de bôme. L’Adriatique semblait une mer d’huile de la même teinte grise que le ciel, et le cadavre s’y enfonça pratiquement sans une éclaboussure. Le vent froid charriait une odeur que je n’identifiai pas, un vague parfum de pourriture et de décomposition. À environ un mille, je remarquai un mur de roche noire qui se dressait au-dessus des flots. Je supposai que nous avions été rejetés vers nos côtes et que c’était encore l’Italie. Mais le capitaine se moqua de mon ignorance et m’apprit qu’il s’agissait de l’Illyrie, et que ces falaises étaient celles qui gardaient l’entrée de l’ancienne cité de Dyrrachium.

Cicéron avait eu au départ l’intention de descendre vers le sud, en Épire, la province montagneuse où Atticus avait une grande propriété qui comprenait un village fortifié. C’était une région particulièrement désolée, qui ne s’était jamais remise du sort terrible auquel l’avait condamnée le Sénat un siècle plus tôt pour la punir de s’être élevée contre Rome : les soixante-dix villes qui la composaient alors avaient été entièrement et simultanément rasées, et leurs cent cinquante mille habitants vendus comme esclaves. Cicéron prétendait cependant que la solitude de ce lieu déserté ne l’aurait pas gêné. Mais juste avant notre départ d’Italie, Atticus lui avait annoncé que, « à son grand regret », il ne pourrait pas y séjourner plus d’un mois, de crainte que sa présence ne soit révélée. Si tel était le cas, en vertu de l’article deux du décret de Clodius, Atticus serait lui-même passible de la peine de mort pour avoir abrité l’exilé.

Alors même que nous débarquions à Dyrrachium, Cicéron hésitait encore quant à la direction à prendre : au sud, vers l’Épire, aussi temporaire que ce refuge pût être, ou à l’est, vers la Macédoine — dont le gouverneur, Apuleius Saturninus, était un vieil ami à lui — pour, de la Macédoine, gagner la Grèce et Athènes. Au bout du compte, la décision fut prise pour lui. Un messager attendait sur le quai — un jeune homme très inquiet. En jetant un coup d’œil alentour pour s’assurer que nul ne l’observait, il nous entraîna au plus vite dans un entrepôt désert et nous remit une lettre. Elle était de Saturninus, le gouverneur. Je ne l’ai pas dans mes archives parce que Cicéron s’en empara et la déchira en mille morceaux dès que j’en eus terminé la lecture à voix haute. Mais je me souviens encore de la teneur : « À son grand regret » (encore cette expression !) et malgré leur amitié de longue date, Saturninus ne pouvait recevoir Cicéron sous son toit car il eût été « incompatible avec la dignité d’un gouverneur romain de porter assistance à un citoyen condamné à l’exil ».

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1

Homère, L’Odyssée, traduction d’Eugène Bareste, 1842. (Toutes les notes sont de la traductrice.)