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— Ressort cassé, dit un des hommes. Il ne s’arrête plus après le dernier disque.

— Je vois, dit Hoppy. (Il souleva le tourne-disques à l’aide de ses prothèses et roula jusqu’au bout de l’établi où il y avait un espace libre :) Je vais travailler ici.

Les dépanneurs ne protestèrent pas ; aussi ramassa-t-il une paire de pinces. C’est facile, songeait-il. Je me suis exercé à la maison ; il se concentrait sur le tourne-disques mais sans pour autant cesser d’observer les deux hommes du coin de l’œil. Je me suis exercé souvent ; cela marche presque toujours, et c’est mieux, plus précis chaque fois. Plus prévisible. Un ressort, c’est petit, se dit-il, aussi petit que n’importe quoi. Si léger qu’il suffirait de souffler dessus. Je vois la cassure en toi, songeait-il. Les molécules de métal qui ne se touchent plus comme avant. Il se concentra sur ce point, tenant la pince de façon que l’ouvrier le plus proche ne voie rien ; il feignit de tirer comme pour essayer de déloger le ressort.

Quand il eut terminé, il sentit que quelqu’un se tenait debout derrière lui, qui l’observait depuis un temps ; il se tourna, c’était Jim Fergesson, le patron, qui ne disait rien, mais qui restait planté là, les mains enfoncées dans les poches, une curieuse expression sur le visage.

— C’est fait, dit Hoppy, inquiet.

— Voyons ça, déclara Fergesson.

Il prit le tourne-disques, l’éleva dans la lumière des tubes fluorescents.

M’a-t-il vu ? se demandait Hoppy. Comprend-il, et alors que pense-t-il ? Est-ce que cela le contrarie, l’embête vraiment ? Est-il… horrifié ?

Le silence se prolongea tandis que Fergesson inspectait le tourne-disques.

— Où as-tu trouvé le ressort neuf ? fit-il soudain.

— Il traînait là, répondit aussitôt Hoppy.

Cela marchait. Si Fergesson avait vu, il n’avait pas compris. Le phocomèle se décontracta, heureux ; un plaisir d’ordre supérieur remplaçait son inquiétude ; il sourit aux deux ouvriers, cherchant des yeux le nouveau travail qu’on allait lui confier.

— Cela ne t’énerve pas qu’on te regarde ? lui demanda Fergesson.

— Non. Les gens peuvent m’examiner autant qu’ils le veulent ; je sais que je suis différent. On me regarde depuis ma naissance.

— Je voulais dire pendant que tu travailles ?

— Non, répondit-il d’une voix qui lui sembla peut-être un peu trop forte. Avant que j’aie un chariot, avant que le Gouvernement m’ait fourni quelque chose, mon père me transportait sur son dos dans une sorte de havresac. Comme un bébé indien. (Il eut un rire mal assuré.)

— Je vois, dit Fergesson.

— C’était du côté de Sonoma, reprit Hoppy. C’est là que j’ai été élevé. On avait des moutons. Une fois un bélier m’a filé un coup de corne et j’ai volé dans les airs. Comme un ballon. (Il rit de nouveau ; les deux dépanneurs avaient interrompu leur travail et le regardaient en silence.)

— Je parie que t’as continué à rouler quand t’es retombé au sol, finit par dire l’un d’eux.

— Oui, dit Hoppy sans cesser de rire.

Tout le monde riait à présent, lui, et Fergesson, et les deux réparateurs ; ils imaginaient le spectacle : Hoppy Harrington, sept ans, sans bras ni jambes, rien qu’un torse et une tête, roulant par terre en hurlant de frayeur et de douleur… Mais c’était drôle, il le savait. Il le racontait de façon amusante ; il rendait la chose comique.

— Tu es tout de même en bien meilleure posture maintenant, avec ton chariot, dit Fergesson.

— Oh ! oui. Et je suis en train d’en préparer un nouveau, de ma conception ; entièrement électronique… J’ai lu un article sur les liaisons cervicales ; ils les appliquent en Suisse et en Allemagne. Les connexions sont établies directement avec les centres moteurs du cerveau, si bien qu’il n’y a pas de délai ; on arrive à se déplacer même plus vite qu’un… qu’un organisme physiologique normal. (Il avait failli dire qu’un humain !) J’aurai mis le mien au point d’ici deux ans. Et ce sera un perfectionnement même par rapport aux modèles suisses. Alors je pourrai me débarrasser de toute cette ferraille gouvernementale.

Fergesson adopta son ton officiel et solennel :

— J’admire ton courage.

En riant, Hoppy bégaya un peu :

— Mm… merci, Mr Fergesson.

Un des ouvriers lui tendit un syntonisateur multiple en modulation de fréquence.

— Il y a de la dérive. Essaie de régler ça.

— D’accord, dit Hoppy en prenant l’objet dans ses doigts métalliques. Je trouverai bien. J’ai l’habitude ; j’en ai fait, des réglages, à la maison !

C’était le travail qu’il trouvait le plus facile de tous : il avait à peine besoin de se concentrer sur l’instrument.

On eût dit un boulot sur mesure pour lui-même et ses aptitudes.

En regardant le calendrier au mur de sa cuisine, Bonny Keller vit que c’était le jour où son ami Bruno Bluthgeld devait voir le psychiatre Stockstill dans son cabinet de Berkeley. En fait, Bluthgeld avait déjà vu Stockstill, avait subi sa première séance de thérapeutique et était parti. Il devait sans doute rouler à présent en direction de Livermore pour regagner son propre bureau au Laboratoire de Radioactivité, où elle avait elle-même travaillé il y avait bien des années, avant d’être enceinte ; c’était là qu’elle avait fait la connaissance du Dr Bluthgeld, en 1975. Maintenant, elle avait trente et un ans et vivait à West Marin, où son mari, George, était directeur adjoint de l’école primaire, et elle était très heureuse.

Ou plutôt, non, pas très heureuse. Seulement heureuse de façon modérée, supportable. Elle continuait de se faire psychanalyser – une fois par semaine au lieu de trois, maintenant – et sous de nombreux angles, elle comprenait mieux sa nature, ses impulsions inconscientes et ses déformations systématiques de la réalité, exprimées en parataxes. Six ans d’analyse lui avaient fait du bien, mais elle n’était pas guérie : Il n’existait d’ailleurs pas de guérison ; la « maladie », c’était la vie même, et il fallait une croissance constante (ou plutôt une adaptation croissante à la vie), sinon il en résulterait la stagnation du psychisme.

Elle était résolue à ne pas stagner. Pour le moment, elle lisait Le Déclin de l’Occident[1] dans l’original allemand. Elle en avait absorbé cinquante pages et cela valait vraiment la peine. Qui donc l’avait lu, parmi ses relations, même en traduction anglaise ?

Son intérêt envers la culture allemande, sa production littéraire et philosophique, s’était éveillé des années auparavant, quand elle avait rencontré le Dr Bluthgeld. Bien qu’elle eût fait trois ans d’allemand à l’Université, elle n’y avait pas vu un domaine essentiel pour sa vie adulte. Comme un tas d’autres choses qu’elle avait consciencieusement apprises, c’était tombé dans l’inconscient dès qu’elle avait obtenu ses diplômes et pris un emploi. La présence magnétique de Bluthgeld avait ranimé et élargi nombre de ses curiosités académiques, son amour de la musique et des arts… elle devait beaucoup à Bluthgeld et lui en était reconnaissante.

Maintenant, bien sûr, Bluthgeld était malade, et presque tout le monde le savait à Livermore. Cet homme avait une conscience exigeante et il n’avait plus cessé de souffrir depuis l’erreur de 1972… qui, tous ceux qui étaient à Livermore à l’époque le savaient, ne lui incombait pas particulièrement ; ce n’était pas son fardeau personnel, mais il l’avait fait sien, et il s’en était rendu malade, un peu plus chaque année.

Bien des gens qualifiés et des instruments de premier ordre ainsi que les meilleurs ordinateurs de l’époque avaient eu leur part dans les calculs erronés… erronés non pas en fonction de la somme des connaissances disponible en 1972, mais par rapport à la situation réelle. Les masses énormes de nuages radioactifs n’avaient pas dérivé comme prévu mais avaient été attirées par le champ de gravité terrestre et étaient rentrées dans l’atmosphère. Personne n’en avait été plus étonné que le personnel de Livermore. Naturellement, on comprenait mieux à présent les effets de la Couche Jamison-French ; même les magazines populaires comme Time et US News étaient en mesure d’expliquer clairement ce qui s’était passé, et pourquoi. Mais neuf ans s’étaient écoulés.

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1

Ouvrage d’Oswald Spengler, traduit en français en 1933. En allemand : Der Untergang des Abendlande (1918–1922).