« Quelqu’un descendait maintenant l’étroit escalier de bois qui menait à la rue. C’était un jeune homme, si jeune qu’il avait encore les joues lisses et rebondies d’un enfant. Le duel avait fait monter le sang à son visage rose et, sous son élégant habit gris, sous sa chemise bouffante, on percevait l’odeur douce du sel et de l’eau de Cologne. Comme il émergeait de la faible lumière de la cage d’escalier, je sentis l’échauffement de son corps. Il riait, se parlait à lui-même, secouant la tête pour rejeter les cheveux bruns que les secousses de ses pas faisaient retomber sur ses yeux. Son murmure s’éleva un instant, pour s’évanouir aussitôt. M’apercevant, il s’arrêta net et me dévisagea. Ses paupières frémirent, puis il eut un rire bref et nerveux.
« — Excusez-moi! dit-il en français. Vous m’avez fait sursauter!
« Il fut sur le point de m’adresser un salut cérémonieux, pour ensuite, sans doute, me contourner, quand, comme sous l’effet d’un choc, son visage congestionné et son geste se figèrent. Je vis le sang battre dans la chair rose de ses joues, sentis la transpiration soudaine de son corps tendu.
« — Vous m’avez vu à la lumière du réverbère, lui dis-je, et mon visage vous est apparu comme le masque de la mort.
« Ses lèvres s’entrouvrirent; il serra les dents et inclina la tête involontairement en écarquillant les yeux.
« — Passez votre chemin! fis-je. Vite!
Après un silence, le vampire prit une inspiration, comme pour manifester son intention de poursuivre. Mais, au lieu de cela, il étendit ses longues jambes sous la table et, penché en avant, mit sa tête entre ses mains, se pressant les tempes.
Le jeune homme, qui s’était recroquevillé sur lui-même, en serrant dans ses mains ses bras croisés, se déploya lentement. Il jeta un coup d’œil à la cassette, puis son regard revint sur le vampire.
— Mais vous avez bien tué quelqu’un cette nuit-là? observa-t-il.
— Chaque nuit, répondit le vampire.
— Alors, pourquoi l’avez-vous laissé partir ?
— Je ne sais pas, fit le vampire — mais le ton de sa voix voulait plutôt dire : laissons tomber. Vous avez l’air d’être fatigué, d’avoir froid.
— Cela n’a pas d’importance, s’empressa de répondre le jeune homme. Cette pièce est un peu froide, en effet, mais cela ne me fait rien. Vous, vous n’avez pas froid, n’est-ce pas?
— Non, fit le vampire en souriant, ses épaules secouées d’un rire silencieux.
Un moment s’écoula. Le vampire restait pensif et le jeune homme l’observait. Enfin, le vampire ramena ses yeux sur son interlocuteur.
— Elle échoua, n’est-ce pas? demanda ce dernier à voix basse.
— Sincèrement, que croyez-vous?
Le vampire, renfoncé dans sa chaise, adressa un regard insistant au jeune homme.
— Que… qu’elle fut, comme vous dites, détruite, répondit-il, et ces mots semblaient avoir pour lui une saveur désagréable qui l’obligea à avaler sa salive pour s’en débarrasser. C’est bien cela?
— Vous ne pensez donc pas qu’elle était capable de le tuer?
— Mais il avait tellement de pouvoirs! Vous dites vous-même que vous n’avez jamais su quelle était la limite de ses pouvoirs, ni quels secrets il possédait. Comment pouvait-elle même être certaine de connaître le moyen de le tuer à coup sûr? Qu’a-t-elle essayé de faire?
Un long moment, le vampire fixa son regard indéchiffrable sur le jeune homme, un regard de feu qui obligea son interlocuteur à détourner les yeux.
— Pourquoi ne buvez-vous pas un peu à la bouteille qui est dans votre poche? demanda le vampire. Cela vous réchaufferait.
— Oh! oui…, répondit le jeune homme. J’étais sur le point de le faire, mais…
Le vampire rit.
— Vous avez pense que ce ne serait pas poli! dit-il en se donnant de manière inattendue une tape sur la cuisse.
— C’est vrai, acquiesça l’autre, haussant les épaules dans un sourire.
Il sortit le petit flacon de la poche de sa veste, dévissa le bouchon doré et avala une gorgée d’alcool. Regardant le vampire, il lui tendit la bouteille.
— Non, fit le vampire en souriant, écartant l’offre d’un geste de la main.
Puis, son visage de nouveau sérieux, il se cala dans son siège et poursuivit :
— Lestat avait un ami musicien qui habitait rue Dumaine. Nous l’avions rencontré à l’occasion d’un récital qu’il avait donné chez Mme Le Clair, dont la demeure était dans la même rue, une rue très chic à l’époque. C’était cette Mme Le Clair, avec laquelle d’ailleurs Lestat ne détestait pas de s’amuser un peu à l’occasion, qui avait trouvé au musicien une maison voisine de la sienne, où Lestat lui rendait souvent visite. Je vous ai déjà dit qu’il aimait jouer avec ses victimes, en faire des amis, les séduire pour obtenir leur confiance, leur amitié, parfois même leur amour, avant de les tuer. Ainsi donc, il paraissait se livrer au même jeu avec ce garçon, bien que cela eût duré plus longtemps qu’aucune liaison que je lui eusse connue. Le jeune homme écrivait de la bonne musique, et souvent Lestat en ramenait à la maison des pages toutes fraîches qu’il jouait sur le piano à queue du salon. Il avait beaucoup de talent, mais on pouvait prédire que sa musique ne se vendrait pas, parce qu’elle dérangeait trop. Lestat lui donnait de l’argent et passait soir après soir en sa compagnie, l’invitant souvent à des restaurants qu’il n’aurait jamais pu se payer. Il lui achetait aussi le papier et les plumes dont il avait besoin pour écrire.
« Donc, cette liaison était allée pour Lestat beaucoup plus loin qu’aucune autre auparavant, et il m’était impossible de dire s’il s’était vraiment pris d’affection pour un mortel en dépit de lui-même, ou s’il s’apprêtait simplement à commettre une trahison particulièrement cruelle. Plusieurs fois, il avait affirmé à Claudia ou à moi-même qu’il sortait avec l’intention de le tuer, mais jamais il n’avait mis ses projets à exécution. Evidemment, je ne lui avais jamais demandé de s’expliquer sur ses sentiments, parce que la question ne valait pas la flambée de rage qu’elle aurait immanquablement produite. Lestat séduit par un mortel! De fureur, il aurait probablement démoli tout le mobilier du salon.
« La nuit suivante — je veux parler de la nuit qui suivit les événements que je vous décrivais tout à l’heure — il m’usa les nerfs à m’implorer lamentablement de l’accompagner à l’appartement de son jeune ami. Il était d’une amabilité extrême, comme lorsqu’il souhaitait ma compagnie. Cette humeur était toujours provoquée par la perspective de quelque plaisir de l’esprit, le désir d’aller voir une bonne pièce, d’aller à l’opéra ou au ballet. Il me demandait toujours de venir avec lui. Je crois que j’ai bien dû voir Macbeth quinze fois en sa compagnie. Nous allions à toutes les représentations qu’on en faisait, même celles produites par des amateurs; après la pièce, tout au long de notre retour à la maison, Lestat m’en récitait des vers entiers, et allait jusqu’à crier aux passants, en les désignant de son index pointé : « Demain, demain, et demain[2]!… » On l’évitait comme un ivrogne. Mais ces moments d’effervescence étaient de nature frénétique et éphémère. Il suffisait d’un mot aimable ou deux de ma part, d’une allusion au plaisir que j’avais retiré de sa compagnie, pour qu’ils ne se reproduisent plus pendant des mois, des années même. Mais voilà qu’il venait à moi dans cet état d’esprit et me demandait avec insistance de l’accompagner chez ce garçon, s’abaissant même à me saisir par le bras afin de faire pression sur moi. Plongé dans une humeur morne et catatonique, je ne pus lui opposer qu’une misérable excuse. Mon esprit n’était occupé que de Claudia, de mon agent, du désastre que je sentais imminent, et dont je m’étonnais qu’il ne perçût pas les prémices. Il finit par ramasser un livre qui traînait par terre pour me le jeter en criant :