Je fredonne pour me persuader que je ne rêve pas, ce qui est aussi efficace et moins douloureux que le pincement préconisé par mes devanciers (lesquels étaient plutôt des arriérés).
« Meunier, tu dors, chanté-je. Ton moulin, ton moulin va trop vite, ton moulin, ton moulin va trop fort… »
Quelques secondes s’écoulent, en quantité suffisante pour accoucher d’une minute normalement constituée. Un épais silence m’environne. Je palpe les murs. Ils m’ont l’air pleins. Suis-je au fond d’une fosse ?
Un glissement feutré monopolise mon attention. Une légère ouverture se forme dans la partie supérieure du mur, presque au niveau du ciel de lit. Elle a le format d’une carte postale.
Je me dresse sur le lit pour essayer de regarder par cette brèche lumineuse. Je n’ai pas le temps de hisser mon œil de lynx à son niveau. On vient de lancer quelque chose de brillant par l’ouverture, et on a fait coulisser le volet obstruant cette dernière.
L’objet en question a roulé dans les draps. Il a la forme et l’aspect d’une grosse ampoule électrique. Pressentant un turbin pas ordinaire, je m’apprête à le cueillir délicatement lorsqu’il explose.
Pffflouff !
Comme ça, tout seul.
J’ai tout juste le temps d’enregistrer le fait. Celui aussi de me dire qu’il s’agit là d’une bombe à gaz destinée à m’anéantir.
Instantanément mes soufflets se bloquent et je culbute dans des abîmes ténébreux.
DEUXIEME PARTIE
AU-DELA DE L’AU-DELA
CHAPITRE PREMIER
LA SEANCE
Le Suisse marche en tête du cortège, solennel dans son bath costar rouge. Il a la figure verte, avec au milieu de grandes dents jaunes et britanniques. Au lieu de la traditionnelle hallebarde, il tient une faux.
Nous, on le suit à petits pas sur le tapis déroulé à l’infini vers un horizon couleur d’incendie. Nous, c’est-à-dire Marie-Marie et moi. Elle est en voile blanc de première communiante ou de mariée. Moi en habit, je lui donne le bras. Je marche à croupetons afin de rester à sa hauteur. Ce faisant, je me prends les pinceaux dans mes basques et m’étale. Toute l’assistance éclate d’un rire si puissant que les oreilles m’en saignent. Je cherche Félicie des yeux, espérant qu’elle viendra me relever. Mais elle n’est pas là. Elle n’est plus là. Alors je reste à plat ventre sur le sol et me fous à chialer en appelant M’man.
Étranges noces, non ?
Le chagrin m’arrache au sommeil — ou au coma ? — dans lequel je vadrouillais. Je gis sur un grand lit moelleux qui n’est plus le plumard à baldaquin et monte-charge incorporé, mais un truc du genre cosy-corner.
Voilà plusieurs fois de suite que je rêve à mon mariage. Immanquablement, ce cauchemar me déprime car Félicie n’y assiste jamais.
Des gens qui ont toujours le mot pourri, me déclarent sans cesse qu’il va me falloir convoler bientôt. À la pluie de leurs dires, ils ajoutent : « Votre mère ne sera pas toujours là. »
Je voudrais leur arracher les yeux et cracher dans les trous, à ces prophètes nécrophages, à ces oiseaux de mauvais augure. Je les interdis[10] de toucher à Félicie, fût-ce par la pensée. Je les défends de présager. Ah ! merde, ce qu’ils m’auront fait tarter, les hommes. Rien qu’en coexistant avec bibi. Me suis trop longuement farci leurs principes et leurs simagrées, à ces tas de conventionnels. À force on se sent amoindri, floué, cornard, ébréché, un peu maudit aussi ! Ce torrent de pauvretés : flot d’égout !
Tous tellement gonflés de leur insignifiance que je voudrais couper leurs ficelles pour qu’ils s’envolent et disparaissent dans les nuages. Bye-bye, enfin seul ! Ce repos, Madame ! Terminée, la réception ! Finis, les ronds de guibolle Régence ! Les paroles sucrées. Les mensonges enduits de vaseline pour qu’ils rentrent mieux !
Ils me débectent, fort, fort, si vous saviez ! Des ténors qui ne sentent plus bisser, comme dit Félix. Et puis d’abord ils pensent qu’à bouffer. Je vois bien, dans leurs bafouilles et leurs converses, que c’est la préoccupation dominante vobiscum, jaffer ! « Venez à la maison, ma femme fera une matelote d’anguille. » Ou bien : « Allons chez l’Ami Louis, y a le meilleur foie gras de Paris. » Des estomacs ! Avec une médaille épinglée dessus pour qu’ils fassent un peu moins estomacs. J’aimerais que ça change. Qu’au lieu de la tortore on pense à l’amour. J’aimerais, quand on m’invite qu’on me dise : « Je t’attends demain soir, y aura ma belle-sœur à caramboler, elle est éblouissante du réchaud. » Ou encore : « T’as encore jamais culbuté bobonne ? Tu devrais venir te faire accomplir le vibro-masseur en folie, elle le réussit comme personne. » J’ai pas raison ? Non, vous tordez vos nez tristes. Vous pensez qu’il s’écarte de la morale, San-A. Qu’il profane à profusion en proférant des projets prohibés. Soit ! On peut rêver, non ? Pas encore verboten que je susse ! Un jour les Chinois vous feront marron parce que vous aurez trop manqué de fantaisie pour opérer votre révolution tout seuls. Après la Sibérie si minière et si dépeuplée, c’est vous qu’ils grifferont et ce sera bien fait. Je vous donne vingt ans pour devenir jaune citron, tous autant que vous êtes. Quand un milliard de petits agités viendront escalader vos madames, vous la verrez virer, votre blancheur persil dont vous êtes si fiers !
Allez, stop, à quoi bon vous futurer le mental. Ça vous fait tarter et moi aussi, somme toute. Jacter dans le désert, faut être Jésus Christ ou de Gaulle pour se le permettre. Dès qu’on veut causer sérieusement dans ce bon Dieu de bled, faut réciter des monologues. Tenez, le grand Charles, vous croyez qu’il vous parle, à VOUS ? Mes quenouilles, comme disait grand-mère, il monologue ! À la téloche, au lieu de l’objectif qui vous représente, il contemple le poste de contrôle. Il sait tellement que vous ne pigeriez pas. D’ailleurs, vous ne pigez pas. Mes San-Antonio, un jour je vais me les écrire pour moi tout seul et vous me bouclerez à Sainte-Anne ou à Charenton. À moins que d’ici là j’aie renoncé. Oui, je crois que je renoncerai, c’est plus confortable !
Allongé sur un cosy tout ce qu’il y a de corner, donc, je me désenvape à la vape comme je te pouffe !
On m’a déménagé de carrée. La pièce où je reconsciente est petite, intime, et rigoureusement close puisqu’elle ne comprend aucune fenêtre mais seulement une porte.
Le cosy excepté, elle est meublée d’une table et d’une chaise. Au mur, en très grand, en couleur, en pied, le portrait photographique d’un type que je n’ai pas l’honneur de connaître.
C’est un individu d’une cinquantaine de carats, assez fort, très chauve, avec des yeux couleur d’ardoise et un nez épais. Son regard indéfinissable est posé sur moi avec insistance, comme le regard de tous les portraits de face. Au bout de quelques minutes, il me donne le vertige. J’ai beau essayer de fuir cette vigilante attention, automatiquement nos yeux se croisent. Ulcéré, je décide de m’allonger dans le sens contraire, c’est-à-dire la tête au pied de ma couche.
Broinngg !
Exactement comme un timbre brutalement frappé. Un second portrait, absolument semblable au précédent s’étale sur le mur opposé.
10
Je devrais écrire, naturellement : “Je leur interdit de…” Mais y‘a des moments, ça me fait honte de parler la même langue que tous les connards qui me cernent, me concernent et me déconcertent. J’ai besoin de me faire une langue pour mieux les désavouer, ces horribles. Je les proteste en pétant le français.