Mon crâne vibre longuement. Tellement inattendu, tellement baroque cette double photographie.
Je ferme les yeux. J’essaie de me récupérer, de me réunir. Je sonne mon rassemblement. Je décrète ma mobilisation générale.
Première constatation, je suis bien. Pas le moindre mal de tête consécutif au soporifique qu’on m’a balancé. C’était de la camelote de first qualité. Il me semble que j’ai longtemps dormi. Si le regard du chauve ne m’incommodait pas, je me sentirais presque euphorique.
La pièce est capitonnée. Un parfait silence m’environne. Je tousse, manière de le rompre. J’y parviens mal. Mon bruit n’est qu’un faux bruit, une illusion de bruit. Il reste intérieur parce qu’il émane de moi.
Je chantonne : même topo.
Pourtant je conserve le moral. Une joie organique couve au fond de mon être. Faut trouver un nom au mec de la photo, ce me sera plus pratique pour penser à lui. Comme il a la colline déboisée, je vais l’appeler Dugenou. Non, attendez, vu qu’il est représenté en double exemplaire, Philippin serait plus astucieux. Seulement Dugenou c’est plus marrant et on se doit d’entretenir son optimisme. C’est une denrée si précieuse !
— Dugenou, pouffé-je, t’as une frime sinistre, mon ami. La bouille de l’homme dont le destin est de filer les jetons à tes contemporains. T’es censeur, cynique, mauvais, soucieux, bilieux, accablant, intransigeant, hépatique, suspicieux, déterminé, sans grognon, critique, mécontent et insexué. Je t’en…, Dugenou. Tu m’insupportes. M’irrites, me contrits, me contristes, me con triste, m’accable, m’andolines[11].
Un griffouillement dans la serrure. La porte qui s’open. Dans tous les bouquins, remarquez-le, y a plein de lourdes qui s’ouvrent. La base de tout suspense, c’est ça : une porte entrebâillée. Mettez votre main devant la bouche, les enfants, quand vous entrebâillez, ou devant votre futal si c’est votre braguette que vous entrebâillez.
Fallait-il que je fusse encore en dépossession de mes moyens pour m’être désintéressé de cette unique ouverture ! Je n’ai pas fait un pas vers la porte. Voilà qui ne ressemble pas aux manières du célèbre San-A. Décidément, le sirop de vape, à lui administré, continue ses effets d’embrumage.
Le camarade Dimitri, jardinier unique et en chef du Moulin, fait son entrée. Il n’est plus en pyje, mais en costar, veston noir avec col Mao. Presque élégante, la brute ! Moi, ce que je prédilectionne, c’est pas les cols Mao, c’est les cols buissonnières[12]. Les puissantes épaules de Dimitri tendent à la craquer l’étoffe de ses fringues. Il ne sera jamais very smart, Glandu. Il aura beau se loquer chez Cardin, archaïque il restera. Si vous voulez mon avis : Dimitri date[13] !
Il s’approche de mon quasi-corner (le divan n’est pas tout à fait dans un angle) et me fait un signe de tête.
— Viens ! dit-il.
Je le considère, m’attendant à le voir armé. Mais il a les mains vides et pendantes le long du corps. La lourde est restée ouverte. Que fait un San-Antonio prisonnier devant pareille conjoncture, mes gredines ? Il marronne le menton du visiteur et prend une prise de poudre d’escampette, pas vrai ? J’ai beau me le répéter, je ne bronche pas. Essayez de piger le phénomène : je n’ai pas envie de démanteler le portrait de Dimitri, non plus que de m’esbigner. J’ai l’impression d’être en vacances chez des aminches. On vient me proposer une partie de tennis. Ensuite on croquera sous le gros tilleul de la cour en lichant du chianti. La vie douillette, quoi !
— Allons, viens ! répète le jardinier.
Là encore, je me devrais de lui expliquer que nous n’avons pas gardé les zouaves ensemble. Tout ce que je trouve pour riposter à ce tutoiement, c’est un sourire amitieux. Je me lève.
— Tu te sens bien ? me demande Dimitri.
— Au poil, gamin ! Où allons-nous ?
Sa réponse m’abrutit littéralement :
— Ben : comme d’habitude…
Non mais vous avez bien lu ? Comme d’habitude ! Qu’entend-il par-là ? Je le lui demande. M’est avis que son vocabulaire tiendrait dans un étui pour brosse-à-dents.
— C’est-à-dire comme d’habitude, m’explique-t-il minutieusement, mais sans toutefois se perdre dans les détails…
La porte franchie, un couloir revêtu de faux acajou se présente, qu’on suit sur toute sa longueur. À son autre extrémité, une nouvelle pièce dont la découverte me surprend car on dirait une salle d’opération. Elle est peinte en blanc. Au centre, j’aperçois une table nickelée surmontée d’un gros appareil fixé au plaftard par un tube. L’appareil en question n’est pas un lustre. Il ressemble à une caméra de téloche ronde. Au fond de la pièce se trouve un bureau métallique. Une femme en blouse blanche écrit à la lumière d’un réflecteur chromé. Pour l’instant elle me tourne le dos.
— Installe-toi ! fait Dimitri en me désignant la table.
— Comment ça, m’installer ?
— Mais enfin, quoi, t’es bouché ! Prends ta place comme d’habitude !
— Je vous en prie, Dimitri ! sermonne sèchement la personne qui écrit, sans prendre la peine de se retourner. Ne parlez pas sur ce ton à monsieur Moran !
— M. Moran ! Qu’est-ce que c’est que ce bidule encore !
— Mande pardon, chère Maâme, gloussé-je, il n’y aurait pas comme un début de malentendu entre nous ? Je ne m’appelle pas Moran !
Elle volteface, ce qui me permet de constater qu’elle est vachement, vachement, vachement belle ! Un visage régulier, à la Marie Laforêt, des yeux sombres et brillants. Une bouche un peu dure, mais admirablement dessinée. Sont-ce ses longs cils qui donnent à son visage ce je-ne-sais-quoi-t’est-ce (dirait le Gros) de ténébreux ? Elle est très brune, je crois me rappeler ne pas vous l’avoir dit. Avec quelques savantes mèches grises qui n’arrivent pas à la vieillir. Son âge ?
Trente-deux ou trente-deux et demi peut-être ? Je ne changerai jamais, les gars. En découvrant une personne pareille, j’ai l’aorte qui s’agglutine, les nerfs qui tétinent, les joyeuses qui patinent, les cartilages qui se débinent, le heurktchpountz qui prédomine et la grarondu qui batifole.
— Que vous arrive-t-il, ce matin, Édouard ? me demande-t-elle.
Bon, mon San-A. chéri, faut pas nous faire une thrombose à la veille d’un si beau jour ! Garde tes esprits, mec, garde tes esprits et t’égratigne pas les chevilles contre le pédalier.
Ici-bas tout s’explique, et si les hommes ne sont pas encore arrivés à piger comment s’est opérée la création de l’univers, c’est probablement parce qu’ils vont chercher midi à quatorze heures, alors que l’explication doit être simple comme bonjour.
Rechope la rampe de tes souvenirs et gravis les degrés de la déduction, mon pote. T’as débarqué dans ce moulin truqué où le Daudeim t’a mijoté le coup du plumard. Après t’avoir escamoté, on t’a soporifié au gaz ; d’ac. C’est à partir de là qu’il y a un peu de flottement dans le bas du pantalon. Il est probable que tu es tombé non pas sur un sadique ou sur un kidnappeur, mais sur un chef de bande dont les dessins sont mal dessinés mais qui dispose d’une organisation puissante. Ces gens te confondent avec un dénommé Moran. Peut-être es-tu le sosie du monsieur en question ? Surtout venez pas rameuter la garde comme quoi la chose vous semble invraisemblable, parce que si je vous dressais la liste complète des trucs invraisemblables qui me sont arrivés, vous emporteriez un rouleau de papezingue long comme une conférence de presse du P.D.G.[14] et tout aussi sibyllin. Ce dont j’ai horreur, par-dessus (et même par-dessous) tout, c’est de prendre l’air cruche du monsieur qui vient de se gourer de train.
11
Non, ne chercher pas, le verbe andoliner n’existe pas. Si je viens d’écrire tu m’andolines, c’est uniquement parce que je tiens à honorer l’Italie.