Une plainte très brève et, pour tout dire : étouffée ! Franchement, il a rien perdu de son don, l’ami Édouard… Dimitri se tortille sur le tapis. Ses deux mains affolées tentent désespérément de desserrer la terrible lanière. (J’emploie toujours la lanière forte !) Mais celle-ci est trop durement enroulée. Il tourne deux fois sur lui-même, bleuit et reste immobile.
— Où as-tu appris à lancer ce machin, San-A. ? bégaie le gars Pinuche.
— J’ai suivi des cours du soir, mon pote. La méthode audio-visuelle !
Vous voilà un petit peu sur les noix, hein mes drôles ? Comment qu’il vous a possédés, le San-A. Gentille croisière en bateau, hein ? Faut pas m’en vouloir car je viens de me payer la période la plus pénible de mon existence. Je pouvais plus monopoliser ma raison et continuer de blagouiller avec vous, mes canards. C’eût été trop à la fois. Un traitement pareil, je défie quiconque, et même n’importe qui, de le subir sans basculer. Vous mordez la force de caractère du bonhomme ? Vous lui rechignez encore le qualificatif de superman que même notre P.D.G.[15] ne songe pas à contester, lui qui s’y connaît ?
Pour résister à deux mois de transformation cérébrale intense, faut avoir des nerfs, non pas d’acier — car l’acier est attaquable — mais hibernateurs. Faut pouvoir se les coller en cale sèche au moment opportun, comprenez-vous. Sans la recette que m’a refilée un vieil Indou voici quelque temps (il travaillait pour Pinder et pour la C.I.A.) je flanchais. Il s’appelait Tahtkomjlédur, l’homme dont je hasarde le nom en ces pages magistrales. Je le revois encore : grand, la barbe noire et ronde, d’autant plus admirablement taillée qu’elle était aussi fausse que les nichons d’un travesti, l’œil de velours, le geste onctueux, vêtu d’une veste à la Mao, déjà ! On avait sympathisé et il m’avait convié chez lui à un repas pantagruélique : thé au jasmin et riz à l’eau. J’sais pas si c’est l’euphorie consécutive à la bonne chaire (comme disait Bossuet), mais il s’était laissé aller aux confidences. Des gus mal intentionnés avaient essayé de lui violer le subconscient, de pénétrer dans son âme par effraction, de lui investir le cérébral. « Pour résister, m’apprit Tahtkomjlédur, j’ai utilisé la méthode dite du brakmarh bouddheur qui consiste à fixer mentalement une image appartenant à votre univers familier. Ne jamais l’abandonner une seule seconde pendant les traitements qui vous sont infligés. »
Le gars mézigue, j’ai pas de honte à le dire, c’est la frime à Félicie que je me suis collée un bon coup dans la rétine. Félicie dans une attitude bien à elle : inclinée devant la porte de sa cuisinière pour vérifier l’état de cuisson d’un gratin dauphinois. Cette image a servi de filtre à toutes les vacheries que ces tordus m’ont fait ingurgiter. À cause de l’opiniâtre vision de M’man dans sa cuisine, avec son tablier mauve, son petit col de dentelle, ses cheveux gris, son médaillon où on se tient en tête à tête, P’pa et moi, seulement séparés par une petite mèche de cheveux prélevée sur mon crâne de bébé.
Pinaud éclate en sanglots et se jette dans mes bras.
— Ah, San-A. Mon cher, mon tendre ami ! Je te retrouve enfin… Hier, je croyais que tu avais perdu la raison.
On s’accolade. Je regarde tristement les ecchymoses tavelant sa pauvre bouille.
— Excuse les gnons, dis-je. Il fallait que je te massacre car je me savais observé. Quand on m’a mené à toi, j’ai compris qu’ils t’avaient conservé pour que tu leur serves de test. Ils voulaient que je te moleste, puis que je t’assassine. Ainsi ils auraient eu la preuve que j’avais totalement rompu avec ma vie précédente.
— Ta vie précédente ?
Il entrave ballepeau à ce circus, le Délabré.
— Trop long à t’expliquer, vieille cloche. Sache seulement que nos kidnappeurs m’ont appliqué un traitement hautement scientifique afin de me dépouiller de ma personnalité et de me faire endosser celle d’un certain Édouard Moran, agent secret de son état.
— Dans quel but ?
— Je l’ignore encore, la chose ne devait m’être révélée que tout à l’heure. J’aurais bien voulu attendre le dernier instant avant de jouer ma grande scène des retrouvailles avec moi-même, mais je ne pouvais quand même pas aller jusqu’à te buter pour faire plus sincère !
Tout en babillant, je surveille les portes du living, m’attendant à voir surgir quelqu’un. Comme rien ne se produit, je cramponne une pétoire dans le placard. Vérification faite, son magasin est vide, et il en est ainsi de toutes les autres armes à feu rassemblées là. Toujours signé Daudeim ces précautions. Un ultime test pour s’assurer de mes bons sentiments. Hier, quand il m’a désigné le placard, il devait guetter mes réactions, le doigt sur la gâchette.
Voyant mon désappointement, Pinuchet s’approche du cadavre de Dimitri et le fouille.
— En voici un garni, dit-il en exhibant un 7,65.
— Garde-le en souvenir, conseillé-je. Tu t’en feras un presse-papier.
Personnellement, je récupère ma lanière plombée sur la carcasse du jardinier. Grâce aux séances de T.C., j’ai appris à m’en servir, vous l’avez vu, et dans mes pattes cette arme en vaut une autre.
— Que faisons-nous ? s’inquiète la Vieillasse en ramassant la cigarette tombée des lèvres de Dimitri et en la glissant voluptueusement entre les siennes.
— On neutralise les locataires, puis on donne l’alerte.
Je prends le couloir menant à l’ex-cellule de Pinaud. Il forme un angle droit. Dans sa seconde partie deux portes se succèdent, à droite, et une troisième le termine.
J’ouvre doucement les deux premières : elles ouvrent sur deux chambres vides dont les lits ne sont même pas défaits. La troisième est en acier et je suppose qu’elle donne sur l’extérieur. J’ai beau secouer la poignée, elle ne s’ouvre pas bien qu’apparemment, elle ne comporte pas de serrure.
— Drôle de maison, murmure mon compagnon d’infortune.
— Assez ahurissant que nous y soyons seuls, non ? renchéris-je.
— Tu sais, nous laisser seuls dans des pièces sans fenêtre dont les portes blindées ne s’ouvrent que de l’extérieur, c’est pas de la témérité de leur part. Car je suppose que ta chambre ressemble à la mienne ?
J’examine la porte de fer attentivement. La poignée est rivée, comme une manette. L’ouverture doit être commandée par un système électrique, seulement j’ai beau étudier le chambranle je n’aperçois aucun bouton, pas la moindre saillie. Tout est lisse, ripoliné, neuf !
— Pour en revenir à cette maison, bêle Pinuche, tu ne remarques pas quelque chose de très curieux, San-A. ?
Il commente, sans attendre :
— Elle a la forme d’un « U » dont la base serait très large. Aucune fenêtre n’ouvre sur l’extérieur, du reste les chambres n’en comportent pas. Le couloir et le salon sont éclairés par des baies vitrées donnant sur le jardin. Vue de dehors, cette maison ressemble sûrement à un blockhaus.
Il dit vrai. Renonçant à trouver le système actionnant la porte, je me rabats à grands pas vers l’immense living.
— Qu’est-ce que tu fais ? s’informe la chère baderne à mon côté.
— Il doit bien exister un moyen d’accès au jardin.
J’écarte le pan d’un grand rideau et j’ai la satisfaction de découvrir une porte-fenêtre. Celle-ci s’ouvre sans opposer de résistance. Un souffle glacé balaie nos frimes anémiées. L’air froid flanque un coup de hallebarde dans nos poumons confinés. On en chancelle, tellement c’est brutal, ce contact avec l’extérieur.
— Eh ben, mon pote, tu te rends compte si ça pince, glaglaté-je.
— On devrait se vêtir, conseille le père la Tisane en reculant, il fait plusieurs degrés sous zéro !