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— Prends la canadienne de notre copain le macchabe, lui il ne risque plus de s’enrhumer !

Croyez-moi ou traitez-moi de sombre menteur, mais Pinuche suit bel et bien mon conseil. Vous ai-je signalé qu’il est toujours loqué en vaillant pêcheur, le Débris ? Il a même conservé ses bottes. Les relents qui s’en évadent fileraient la nausée à un égoutier.

— Et toi ? s’inquiète-t-il.

— T’occupe pas de ma santé, je me ferai des calories en courant.

Nous nous élançons à travers la pelouse saupoudrée de flocons et que le gel fait crisser sous nos pas. Dieu qu’il est bon de fouler de l’herbe, de respirer la nuit froide de novembre, d’apercevoir des étoiles…

Nous franchissons le pont miniature enjambant le ruisseau gelé. Un buisson de sapins épineux nous coupe la route. Je le contourne. Et brusquement, un mur de quatre mètres se dresse devant nous.

— Attends, fais-je à la vieille fripe, on va procéder différemment.

— C’est-à-dire ?

— Si près du but, ce serait idiot de tout compromettre. Tu vas filer seul, moi j’attendrai ma dernière séance pour connaître l’objet de la mission.

— C’est de la folie ! déclare le Dabuche.

— Peut-être, mais à quoi cela aurait-il servi qu’on en bave pendant deux mois pour détaler comme des garennes trois heures avant d’avoir l’explication de cette fantastique histoire ?

— Tu penses bien que ces gars-là n’ont pas manigancé tout ce bigntz pour de la broutille en branche. Il s’agit sûrement d’un coup très exceptionnel.

— Mais…

— Ta gueule, obéis ! Fonce prévenir le Vieux et affranchis-le. Il prendra les dispositions qui s’imposent.

— Bon, bon, bougonne l’Amoindri. Seulement, c’est bien joli de me dire de partir, comment vais-je franchir ce mur ?

Il allonge ses bras dérisoires vers le faîte de la muraille.

— Il en manque, hé ? chevrote César.

— Quand tu seras sur mes épaules il en manquera moins !

Je m’arc-boute contre la paroi et la Vieillasse m’escalade laborieusement. Pinuche a la respiration sifflante et je sens trembler ses mains dans mon dos. À la fin il gémit.

— Y en manque encore, San-A. Il s’en faut d’encore un mètre.

J’ai beau essayer de sauter avec ma charge sur le râble, nos communs efforts demeurent stériles.

— Descends, lui ordonné-je, on va aviser.

J’ai l’air aussi absorbé qu’un homosexuel[16].

Pinuche respecte ma méditation, mais comme elle semble improductive, il s’excuse :

— Que veux-tu : je ne suis pas un cascadeur !

Moi, vous me connaissez ? Il n’en faut pas davantage pour me brancher sur la bonne longueur d’ondes. À peine le Fané a-t-il prononcé le mot cascadeur que mon regard tombe sur un rouleau à gazon abandonné au bout de la pelouse.

Je vais le chercher et l’amène devant le mur. Ensuite je cours au pont et j’arrache la longue planche ouvragée servant de parapet ou si vous préférez : de garde-fou.

Il m’incite à la dinguerie, le garde-fou, chose paradoxale. Le futé San-Antonio pose la planche en équilibre sur le rouleau.

— Et alors ? s’effare Pinaud.

— Alors c’est au pied du mur qu’on voit le voltigeur, ma bonne guenille. Monte sur une extrémité de la planche, de profil, face au mur.

— Mais…

Il a dû être mouton dans une vie précédente pour bêler de la sorte !

— Garde tes bras levés et tâche d’être souple au moment du valdingue, mon pote ! Ce serait avec Béru, je pourrais pas me permettre cette tentative, car jamais je n’arriverais à le décoller. Prêt ?

— Essayons !

Ne disposant pas de point élevé pour accroître ma pesée sur l’autre bord, je prends vingt mètres d’élan et exécute une formidable cabriole.

Blaoum !

Une plume, ce Pinaud ! Pas plus lourd que mon mégot. Le temps que je me relève (car j’ai glissé de la planche en bascule et affessi sur le gazon givré) il a disparu de la propriété. Pourvu qu’il ne se soit rien cassé en passant par-dessus le mur !

— Oh ! Oh ! appelé-je, pas de pépins, m’sieur le maire ?

Trois secondes et demie de silence. Et puis un cri me parvient. Un cri fou, démoniaque (n’ayons pas peur des pléonasmes dans les cas de force majeure).

— Au secours !

La voix de Pinaud. Mais d’un Pinaud au bord de l’hystérie, mes chéries. Un Pinaud éperdu de trouille. Un Pinaud inconnu, dont la cervelle vient de se mettre en torche.

Il ne s’est rien brisé car son cri n’est pas de douleur. D’ailleurs, comme celle de tous les animaux à sang-froid, elle est indolore, la carcasse pinucienne.

Alors ?

Pourquoi cette plainte forcenée exprimant l’effroi et le refus, l’angoisse et le désespoir, l’incrédulité et l’imminence de l’anéantissement ? Car elle ressemble à une conclusion d’existence, cette sobre clameur, cri unique certes, mais qui les contient tous.

— Qu’est-ce qui t’arrive, César ?

L’homme éperdu renonce aux explications. Une situation trop épouvantable ne se commente plus : elle se constate. Il me semble voir une double saillie frémissante sur la crête du mur. Je reconnais les mains de Pinaud. Il se cramponne farouchement. Il refuse de se laisser couler de l’autre côté. Du coup mon imagination galope à travers la campagne pour mieux la battre. J’hypothèse un fossé grouillant de crocodiles affamés, encore qu’en Île-de-France le caïman ne se pratique pas beaucoup ; ou bien un hérissement de pieux méchamment dardés vers la propriété. Le cloaque ! La pestilence ! L’empalement ! Le bouillon de culture ! Je passe tout en revue avant de me décider à aller voir.

— Tiens bon, Pépère, j’arrive !

Le ton familier pour lui fourbir le moral. Refuser de considérer tragiquement le tragique est une manière de l’apprivoiser.

Bon, la promesse lancée, il convient de la tenir. J’ai envie de me hisser ! Soit, mais comment ? Réfléchis, homme de ressources ! Sollicite ton esprit inventif ! Flatte la croupe dodue de ton système D Prépare la noble éjaculation cérébrale qui te guérira de ce nouvel obstacle. La vie est une course de haies, une course de haine. Un parcours plein de bûches et d’embûches où trébuchent des cruches. Nous ne sommes que des nains vicieux qui détalent et escaladent. Voilà, j’ai trouvé la solution. Je cale le rouleau à gazon contre le mur. Je place la prolonge métallique servant à le haler presque à la verticale. Pas tout à fait cependant, car elle doit décrire un angle d’une vingtaine de degrés par rapport au mur. Je la maintiens dans cette position grâce à la planche qui nous a servi de tremplin. Vous suivez ? Mal ? Passez-moi un crayon que je vous le dessine ! Vous voyez : ici le rouleau et son bras levé. Là la planche dont l’autre extrémité se bloque dans le gazon. Vous mordez ? Bon. Comment dites-vous ? Ah : le crayon vous appartient ! Tenez, excusez-moi, je l’enfouillais machinalement. Je me trouve donc en présence d’une sorte de… « Tiens-bon, Pinaud, ça va y être ! »… de trépied dont le sommet est coupé d’une petite barre transversale, celle qui permet de s’atteler au rouleau à gazon. Je m’agenouille sur la planche et je repte en m’agrippant des deux mains à cette étroite passerelle. Brrr, ce qu’il fait frisquet ! Mes doigts s’engourdissent. « Surtout lâche pas, César, j’y suis ! »… J’arrive au sommet de la planche. Le difficultueux, à présent, c’est de me mettre debout sans basculer en arrière.

Un petit roulement de tambour, please ! Ça aide !

Bon, il est droit, San-A. ! Les bras écartés comme ceux du funambule s’apprêtant à exécuter un double saut périlleux sur son fil. Je lève lentement la tête vers le faîte du mur. Les deux mains blêmes de Pinuche, sous la lune, constituent une cible pitoyable. J’oublie la planche flexible, l’assemblage précaire, l’équilibre tellement instable que si une mouche se posait sur mon épaule à cet instant tout s’écroulerait. Mais vous avez déjà vu des mouches quand il fait moins huit, vous ? Non, donc je ne crains rien. Fort de cette certitude, je me concentre. J’ai droit à une seule tentative car lorsque je sauterai mon édifice s’écroulera. Décontraction de l’athlète.

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16

Ça vous avancera à quoi d’essayer de comprendre cette astuce, hein ?