— Je vais lâcher ! pinuche Pinaud.
Au bon moment, à l’ultime, le coup de fouet qui désembourbe l’attelage ! J’ai léopardé en félidé que je sais être parfois. Mes mains ont saisi le bord du mur. Quatre secondes pour reprendre mon souffle, assimiler le choc, dominer mes meurtrissures. Un rétablissement !
— Encore une seconde, Pi…
Je me tais et manque lâcher prise en découvrant ce qu’il y a de l’autre côté du mur.
Je me dis : déboucher dans la mort, ça doit ressembler à ça.
Toute logique est abdiquée. Pythagore démenti ! Le P.D.G.[17] non avenu. Les hypothèses bafouées. Vous verriez la Tour Eiffel reposer sur sa pointe ou un touriste japonais sans appareil photographique, vous seriez moins commotionnés.
Je comprends le cri agonique de Pinaud. J’y fais muettement chorus. Je me joins à la détresse universelle. Je cotise à la caisse de damnation.
À califourchon sur le mur, je contemple la ville immense étalée quelque trente étages plus bas !
CHAPITRE IV
LA DERNIERE SEANCE
Là encore, je vous la sectionne, hein, mes drôles ? Y a de quoi se l’enrober de caramel pour mieux se la faire déguster, non ? De quoi achever la lecture de ce remarquable (à haute tension) ouvrage sur un brancard avec une infirmière bourrée de diplômes à votre chevet. Écoutez, même moi qui vous cause, je doute de la réalité, c’est vous dire ! Je m’interpelle grossièrement. Je me dis : « Tu réfléchis un peu à ce que tu avances, San-A. ? »
Et pourtant, y a pas à tortiller le fait est là, bien réel, infini. Tout en bas j’aperçois une rue semblable à une tranchée, avec des autos-jouets stationnées. S’agirait-il d’un effet d’optique crée à l’aide d’une maquette ?
Hélas, non !
— Viiiiite ! fait la Vieillasse.
Mince, je l’oubliais, cette brave guenille. Solidement acalifourchonné, je m’incline pour l’empoigner par le col de mouton de sa canadienne.
— Mets-y du tien, la Vioque ! Un effort et tu seras sur le mur.
Je hale tant que je peux, en m’efforçant de ne pas basculer. La légèreté de mon ami, en cette minute de pur suce-pince, est un don de Dieu ; sacré don de Dieu de don de Dieu !
Le cher dolichocéphale me rejoint sur la crête du mur. Il claque du dentier, pleurniche, crachote au bout de pater, biscuité des vertèbres.
— Tu as vu ! Tu as vu ! Tu as vu ! sanglote-t-il soudain en me désignant la cité tante accu l’air qui géométrise à l’infini et même au-delà.
— J’ai vu.
— Suppose que je ne me sois pas spontanément agrippé ?
Un regard vers le gouffre pour lunette-d’approche-utilisée-dans-le-mauvais-sens donne sa plénitude à la supposition.
— J’ai cru que je devenais fou, halète mon compagnon. Je m’attendais à trouver un bois… C’est pas Paris, hein ?
Juste la question que je me posais.
— Non, Pinaud, c’est pas Paris. On dirait…
Je n’ose pas formuler ma pensée, bien que mes pensées soient toutes de formule 1.
— On dirait quoi ?
— L’Amérique.
— Hein ! ! ! !
— Pourtant…
Je revois Joan devant la télévision, hier après-midi. Elle regardait un film commenté en français. Les chaînes américaines ne diffusent pas de programmes français que je sache.
À droite, la ville escalade une colline. À gauche un large fleuve la traverse, émaillé d’îles. De partout des buildings…
— Tu es bien certain que c’est pas Paris, vu depuis un grand ensemble de banlieue ? Cette colline, on dirait un peu Montmartre, non ?
— Et le Sacré-Cœur, tu te le dépotes ?
— Peut-être que sous cet angle on ne le voit pas… Et là, le cours d’eau, ça ressemble à la Seine.
— Sauf qu’il est cinq fois plus large. Tu veux que je te dise, Pinaud ? Nous nous trouvons à Montréal.
— Au Canada ?
— Ouais, mon gars. La colline c’est le mont Royal, et le fleuve le Saint-Laurent.
— Mais comment nous aurait-on amenés ici ?
— En avion, je suppose. Tu sais, nous ne sommes pas les premiers passagers clandestins auxquels on fait franchir la mare aux harengs. Bon, va falloir changer de tactique.
Je me laisse pendre le long du mur (côté jardin suspendu, œuf corse) et je lâche prise. Bonne réception. J’aide mon ami à me rejoindre, après quoi, complètement frigorifiés, nous rentrons dans l’appartement.
— Le téléphone ? demande Pinaud.
— Aucune tonalité. Il y a un coupe-circuit quelque part. Aussi discret que celui de la porte d’entrée. À propos, il doit sûrement s’agir d’une porte d’ascenseur.
— Si on balançait un message par-dessus le mur ?
— La bouteille à la mer ? Tu sais, je n’y crois pas beaucoup à cette heure de la nuit. Tout est désert.
— On peut au moins essayer !
Bien sûr qu’on peut. Il est même possible de balancer aussi une partie du mobilier pour monopoliser l’attention. On finirait sûrement par voir radiner les flics. Seulement, l’alerte donnée, nos gens disparaîtraient. Or j’ai des choses graves à apprendre d’eux. Dont la plus importante est ce qu’il est advenu des enfants. Depuis quelque temps je ne vous en cause plus de Marie-Marie, j’y pense ! En filigrane, étant donné la bouille d’idées confuses qui m’emplit le cerveau. Pourtant elle reste au cœur de mes préoccupations, la chère gamine. De temps à autre, son minois chiffonné surnage dans mon esprit suractivé. Je vois ses tresses, ses yeux vifs, ses deux dents écartées. J’entends sa voix mutine, un peu acide, très gavroche…
— Faut jouer son va-tout, Pinuche !
— Qu’entends-tu par là ?
— Dans un peu plus d’une plombe, la préposée aux basses-œuvres va arriver pour m’administrer la séance décisive. Attendons-la.
J’explique mon plan à la Vieilloque. Celui-là est des plus simples. Nous allons placer le cadavre de Dimitri dans la malle que ce bougée a amenée sans se douter qu’il allait en devenir le locataire. Nous collerons la malle dans le jardin, au milieu du bosquet de conifères. Après quoi, Pinaud se planquera pour attendre la suite des événements.
Bibi regagnera sa chambre. Il se laissera passer au T.C. pour ingurgiter les dernières consignes. Le traitement achevé, votre téméraire San-A. neutralisera miss Joan et alertera Pinaud. Reste toujours le délicat problème de l’ouverture de la porte. Si nous ne découvrons pas le système, je devrai le demander à Joan, or il se peut que la jeune femme fasse quelques difficultés pour me le révéler une fois que je lui aurai démontré l’inefficacité de son « conditionnement ».
Le Bêlant se rebelle.
— Misère du Ciel, jure-t-il, cette ouverture doit s’effectuer aisément, nous ne sommes tout de même pas dans un château à pont-levis.
— Justement si, Pinaud. Cet appartement est un château fort moderne. On l’a conçu spécialement pour qu’il reste hors d’atteinte de la vie courante. Beaucoup de gens comme nous ont dû y faire des séjours prolongés, y subir des traitements de choc. On y a liquidé pas mal de monde, je suppose. Par conséquent la sortie de ce blockhaus moderne est aussi délicate qu’une sortie de prison.