— Tu as l’air de bonne humeur, ce matin ? note-t-elle.
— La petite séance de cette nuit, mon chou, et la perspective de ce qui se prépare. Je suis un homme d’action.
— C’est vrai, murmure-t-elle, tu es le type parfait de l’homme intrépide. À tout de suite.
Elle me laisse seul, ce qui n’est pas déplaisant. Plus je m’avance dans l’existence, plus je suis convaincu que la solitude est la plus efficace des distractions. Un homme introverti en vaut cent, mes gueux ! L’homme puise en lui seul sa véritable énergie. Il est dépositaire de toutes les vérités, la source de toute joie est en lui. Chaque individu est le point de départ de l’univers. Il est fallacieux, donc, d’attendre d’autrui des satisfactions cérébrales que l’on peut s’accorder tout seul. Mais je vais pas vous confiturer la tartine avec mes salades. Bâilleurs de tempérament comme je vous sais (c’est-à-dire bâilleurs de fond) si on cesse dix secondes de vous secouer le caberlot à coups de théâtre, vous vous mettez à somnoler, bande de veaux.
— Tu peux venir, Édouard ! lance Joan depuis le labo.
Je me lève. Maintenant la partie s’engage à bloc. Dès qu’elle m’aura affranchi sur le pourquoi de ma mission, elle aura droit à ma grande scène du 3. Celle où le jeune premier arrache sa fausse barbe et annonce qu’il n’est pas le patriarche d’Antioche, mais l’amant de cœur de la Dame aux Camélias.
Choucarde dans sa blouse blanche boutonnée sur l’épaule, Joan. C’est dans cette tenue que je la préfère. Les nanas s’ingénient à trouver des toilettes meûmeû pour nous espatouiller, sans se gaffer que neuf fois sur dix on les raffole[18] dans leurs tenues domestiques. Elles nous excitent plus en tablier de cuisine ou en peignoir de pilou-pilou qu’en robe à traîne et cape d’hermine. Mordez les moniteurs de ski, par exemple. En pull, fuseaux, et brassard tricolore, ils humectent toutes les sublimes skieuses qui balbutient du christianas aval. Ces dadames veulent absolument les mettre à leur menu, nos Casanovas de la piste blanche. Elles les aguichent jusqu’à ce que le gentil moniteur (qui n’est pas de bois, bien qu’il passe sa vie sur des planches) leur file la ranque. Céziguepâte, il s’annonce au rambour dans son costar des dimanches, avec la chaîne de montre fixée au revers, les seize stylos dans la poche supérieure du veston, la bath cravetouze à pois sur limouille à carreaux. Aussi sec, elle est râpée, leur magie. Les ravissantes décervelées déshydratent du frifri.
Elles lamentent de la cressonnière ; elles protestent de la glande émotive. Y a maldonne ! Duperie sur la marchandise ! Abus d’écusson. Usurpation de brassard ! Elles le trouvent même plus bronzé à point le Killy du cours collectif ! Sa gaucherie pleine de droiture les intolère. Dans le fond, leurs rêves intimes, utérins, aux hivernantes polissonnes, se serait de se laisser embroquer toute crue sur la piste à la faveur d’une conversion !
— Allonge-toi, Édouard.
Ma table capitonnée, je la connais par cœur. Je sais son contact sévère mais accueillant.
Joan passe la sangle antérieure sur ma poitrine, ce qui est contraire aux dernières habitudes.
— Tu m’attaches aujourd’hui ?
— Je préfère, car la séance risque d’être agitée.
La deuxième courroie emprisonne mes jambes.
— Par quoi commençons-nous, Joan ?
— Ne parle pas, chéri, si tu veux bien. Relaxe-toi à l’extrême.
Comme chaque fois je me détends et ferme les yeux pour aller cueillir dans ma mémoire l’image vigilante de Félicie. Pas de blague, M’man. On se mobilise l’amour pour subir la dernière épreuve, hein ? S’agirait pas de craquer dans les derniers mètres, comme un bourrin qui se casse la jambe avant de franchir le poteau.
Mon futal qu’on glisse. Je m’excuse auprès de Félicie et rallume mes quinquets.
— Tu commences par la piqûre aujourd’hui, Joan ?
— Oui.
Déjà elle frotte un tampon imbibé d’alcool sur ma cuisse. Le liquide injecté engourdit mon muscle. Une sourde inquiétude me tenaille. D’où vient qu’elle modifie le déroulement de la séance to day ?
Je la fixe calmement. Je devrais vite revenir à Félicie, mon bouclier moral, mais ma pensée indiscipline ce matin. Elle vagabonde. Joan s’assoit près de moi sur un haut tabouret de bar, nickelé. Elle tient ma main dans les deux siennes.
— Tu es bien, Édouard ?
— Oui, Joan.
— Tu parais contrarié et contracté ?
— Pas du tout.
— Détends-toi, mon amour, nous sommes bien, tous les deux, non ?
Sa voix chaude, un peu rauque, m’apaise. Je me sens mieux, brusquement. Un flou bienfaisant coule en moi.
— C’est merveilleux, n’est-ce pas, mon cher amour ? chuchote la tendre voix de Joan.
Chic fille, cette Joan. Elle m’adore, je vous dis ! Dorénavant, dans sa vie, il n’y a plus que moi. Moi tout seul ! Elle se consacre à mon bien-être. La preuve, cette piqûre si douce… Ah ! ce que je suis bien, si vous saviez… Des moments aussi capiteux justifient notre venue au monde.
— Tu m’aimes, mon chou ?
— Je t’adore, Joan.
— Nous deux, nous ne faisons plus qu’un, n’est-ce pas ?
— Oui, Joan, plus qu’un.
— Tu veux bien me dire ton vrai nom, chéri ?
Sa demande m’enjoue[19]. Je la trouve un peu farce. En tout cas elle révèle sa grande tendresse pour moi.
— Je m’appelle San-Antonio, ma petite poule.
— Pourquoi te laisses-tu appeler Édouard Moran ?
À quoi bon la berlurer davantage ? J’ai une grande soif de vérité. C’est si reposant, la vérité. Si moelleux…
— Pour laisser croire que je réagissais au traitement.
— Petit coquin !
J’éclate d’un franc rire.
— Tu ne m’en veux pas, Joan ?
— Penses-tu. Dis-moi, San-Antonio, la semelle de tes chaussures est humide. Tu es sorti dans le jardin ?
— Oui, chérie.
— Pourquoi ?
— On ne pouvait pas ouvrir la porte, on a cru pouvoir filer par-là.
Je me gondole comme toute la batellerie vénitienne.
— J’ignorais que nous nous trouvions au sommet d’un building.
Mon rire devient inextinguible comme la soif d’un gus paumé en plein Sahara.
— Pinaud a failli culbuter par-dessus le mur. Si tu avais vu notre gueule lorsqu’on a compris où on était.
— Tu as tué Dimitri ?
— Il fallait. Je n’allais tout de même pas buter mon vieux copain Pinuche, le meilleur homme de la terre.
— Ensuite tu l’as mis dans la malle, et vous avez caché cette dernière dans le jardin.
— C’est ton petit doigt qui t’a affranchi, ma gosse ?
— J’ai vu des traces de terre sur la moquette, en arrivant. Tes chaussures étant mouillées j’ai tiré les conclusions qui s’imposaient et suis allée faire un tour dehors.
— Merveilleux. Tu en as dans le crâne, Joan. Tu as donc déniché la malle ?
— Bien sûr. Je voudrais que tu me dises : si vous n’avez pu actionner le système d’ouverture, comment ton ami a-t-il fait pour filer ?
C’est la meilleure !
— Mais il n’a pas filé, Joan ! Il n’a pas filé. Pinaud se trouve sous le canapé du salon.
— Oh ! que c’est drôle ! dit-elle sans rire.
— Je savais que ça t’amuserait. Tu devrais aller chercher mon pote, Joan. Il doit se morfondre. J’aimerais que tu le connaisses mieux. C’est un être qui ne paie pas de mine, mais qui est plein de ressources…
— J’y vais. Ou plutôt non : appelles-le !
Elle va ouvrir la porte du labo.
— Crie fort pour qu’il t’entende, m’ordonne ma douce camarade.