— O.K., Joan.
Je gonfle mes poumons et lance à pleine vibure :
— Piiinuuuuche !
« Mais où vas-tu m’étonné-je en la voyant se poster derrière la porte.
— Chut, je vais lui faire une blague !
— D’accord ! Qu’est-ce que c’est que ce truc qui tu tiens à la main et qui ressemble à une petite caméra ?
— Tu verras, appelle-le encore, dis-lui qu’il peut venir sans crainte.
J’obéis.
— Pinaud ! Rapplique, vieille fripe ! Tout va bien !
J’ai beau m’égosiller, la Vieillasse ne se montre toujours pas. Je lui avais pourtant promis de l’appeler dès que…
— Tu veux parier qu’il s’est endormi sous son canapé ? fais-je à ma compagne. C’est une véritable marmotte. Ohé, Pinaud !
Ma voix vibre dans l’appartement sans obtenir de réactions.
— Rien à faire, tu devrais aller le chercher, Joan.
Elle acquiesce et sort en tenant son espèce de caméra braquée devant elle.
CHAPITRE V
AVEC LES MOYENS DU BORD…
Pendant l’absence de Joan, des forces contradictoires se débattent en moi.
Les unes, fortifiantes, me rassurent et m’affirment que j’ai très bien fait de tout dire à ma jolie compagne. Les autres, inquiétantes, jettent le trouble sur ma paix. Elles m’obligent d’analyser ma récente conversation et me font tirer de ces confidences des conclusions désastreuses.
La petite voix lointaine de Félicie me chuchote des reproches. « Tu n’aurais pas dû parler à cette fille, Antoine. Tu sais bien qu’elle t’a inoculé du sérum de vérité. Elle est tellement rouée ! Elle a commencé par te neutraliser en t’attachant. Ensuite la piqûre… Maintenant elle est en train de tuer ce cher ami Pinaud. Tout est perdu, mon grand. Comprenant que tu as su résister à leur maudit traitement, ils vont se débarrasser de toi et nous ne nous reverrons plus jamais, tu entends, mon petit ? Plus jamais ! »
Des larmes m’éclatent des yeux. Non, M’man, je refuse de ne plus te revoir ! Je crie pouce ! J’ai trop joué avec le feu, c’était fatal que je me brûle.
Mon cervelet yoyote, ma pensée fait des vagues. J’ai la détresse qui tangue, le chagrin qui donne de la bande. Depuis le livinge, là-bas, tout au bout du couloir, une succession de bruits incertains me parviennent (Autriche)[20]. Cela ressemble à une grosse bouffée de vent dans une cheminée ancestrale[21]. C’est suivi d’un heurt ! Puis d’une plainte !
La tendre voix de ma Félicie s’insinue à travers mes vapes : « Tu vois, Antoine, les conséquences de ta légèreté. Si tu avais agi délibérément, à l’arrivée de cette personne, au lieu de vouloir finasser… Maintenant, ce bon M. Pinaud n’est plus. Un homme si gentil, si doux, si bien élevé. Prévenant, généreux, dévoué…
Je pleure.
Un chœur antique chante sur accompagnement de harpes : « Ah ! pleure, fils infortuné. Ta jeunesse va se flétrir dans sa fleur trop tôt moissonnée. »
— Pourquoi tu pleures ? balbutie le spectre de Pinuche.
Il est là, l’aimable, au seuil de mon cauchemar, vision sédative dispensatrice de pardon. Là, oui, je le jure, avec sa veste de pêche toute froissée, son mégot translucide enfoui sous la moustache, pareil à un ver luisant niché dans l’herbe sèche de l’été[22].
— Qu’as-tu, San-A. ? Tu me regardes d’un drôle d’air. C’est cette saloperie de drogue, bien sûr. Tu n’es pas en possession de tes moyens.
En possession ! Le mot se tortille, téniase devant mes yeux. Possessions d’Outre-mer ! Nos dépossessions d’Outre-mer ! Posséder ! Fallacieux ! Impossible ! On ne possède rien : ni l’argent ni les femmes. Rien n’étant possédable.
— On dirait que tu ne m’entends pas, San-A. ? Attends…
Ses mains volettent autour de moi. Il me débarrasse de mes sangles.
— Un peu d’eau ! il annonce, le fantôme Pinuchard.
« Maintenant va puiser l’eau fraîche dans la cour… Et veille que, surtout, la cruche à ton retour…
Ma classe à la communale.
Floc ! Une douche glacée. Ça me paralyse la respirance dans les éponges.
— Ça va mieux, San-A. ? Attends…
Faut toujours attendre, avec César Auguste Pinaud, inspecteur principal placé sous les ordres du commissaire San-Antonio. Toujours…
Vlan, vlan !
Il me claque le beignet d’un aller-retour drôlement noueux. Dites, le père Sac-d’os qui chique les tortionnaires, sans blague ! Je lui tire un ramponneau mollasse. Il rit.
— Bon, ça va mieux !
L’image de la Vieilloque se clarifie comme le paysage derrière le pare-brise lorsqu’on a branché l’antibuée.
— C’est… c’est vraiment ici ? je bredouille.
— Tout ce qu’il y a de plus moi, renchérit le chéri. Mais ça n’est pas ta faute si je suis encore là. Heureusement qu’il existe un système de phonie reliant ce laboratoire au salon. En cherchant le déclencheur de la porte on a dû le brancher si bien que j’ai entendu tout ce qui se passait ici, heureusement !
Il extirpe son cigare de sa bouche comme on décarre un escargot de sa coquille dégoulinante.
— Et Joan ?
Il branle le chef.
— J’ai rien compris de rien du tout à ce qui lui est arrivé. Tu peux marcher ? Alors viens voir. Appuie-toi sur mon bras séculier…
Je convalesce au côté de mon ami, titubant un peu dans le couloir. Nous atteignons le grand salon et la première chose que j’y aperçois n’est justement pas une chose, mais une dame en blouse blanche allongée sur la moquette avec un grand trou à la place de la figure. Drôlement surréaliste comme tableau.
Moi, je suis pas fou du surréalisme en peinture. Ma vraie longueur d’ondes c’est Bernard Buffet. Depuis toujours, sa barbouille me régale. Elle exprime toute la misère du monde, mais avec pudeur et dignité. Il a la solitude orgueilleuse, Bernard. J’aime sa fierté anguleuse. Des fois je m’arrête en double file devant chez David et Garnier pour mater une de ses toiles en vitrine. La circulation me passe autour, ça m’aide à mieux apprécier la tendre cruauté de son clown à travers les fards duquel suinte une larme. Les gens défilent entre son œuvre et moi et je me dis que ces crétins sont tous groupés dans ce cadre doré, là-bas, sans s’en gaffer. Ils pourraient jeter un coup d’œil en passant. Quelques-uns le jettent, notez bien. Mais ils voient quoi ? Une bille de clown ! Ils savent pas que c’est un miroir. Alors ils s’en vont sans s’être reconnus. À force qu’on se dévisage, le clown et moi, on finit par s’adresser un sourire, le même vu à l’envers, en somme ! Oui, Buffet, les jours de grande détresse, il me reste encore ça ! Je me rappelle sa gare de banlieue, avec personne autour et pourtant si explosive d’humanité. Je voudrais l’habiter. Je me ferais chef de gare, pour. Et curé pour habiter ses églises ou même généraldegaul pour remonter ses Champs-Élysées.
Voyez où ça vous conduit, les piquouzes matinales ? À vous exclamer Buffet au moment crucial de l’action. Contraire à toutes les règles, ça. Les illustres devanciers et les célèbres successeurs doivent en glavioter de mépris. Je vais passer dans le vocabulaire comme synonyme de glaireux, je prévois ! J’entends les mamans, bientôt, s’expliquer à la sortie de la maternoche comme quoi leur petit garçon fait une crise de San-Antonio depuis deux jours, rapport à sa flore intestinale qui déconne ! Ou bien les mémères goitreuses, au thé de la Marquise, se raconteront que leur cornard est en plein San-Antonio sitôt qu’il se hasarde dans la mousse au chocolat. Mon antidote ce sera l’élixir parégorique, je vous en informe d’avance pour vous éviter une visite de toubib.
20
J’aurais pu écrire “une succession de bruits me parvient” ; seulement pour ce qui est du calembour vous pouviez-vous l’arrondir !