J’assiste à une double action contraire. Primo, Daudeim pousse, histoire de débloquer le passage, deuxio Pinuche se cramponne pour maintenir les positions, n’ayant pas encore réalisé ce qui arrive. Pour de la fausse manœuvre c’est de la fausse manœuvre. Force m’est d’intervenir. J’écarte mon pote d’une bourrade, j’ouvre la porte. La cabine d’acier polie scintille. Elle est très profonde. En un éclair, comprenant qu’il y a du mou dans la corde à nœuds, Daudeim s’est jeté en arrière. Je plonge à sa poursuite. Il appuie déjà sur le bouton de descente. Blouing ! La porte vient de claquer derrière moi, abandonnée par cet emmanché de Pinaud qui doit encore être en train de se demander s’il est ou non victime d’une hallucinance ! La décarrade s’opère, vertigineuse. Presque de la chute libre ! Jamais utilisé un ascenseur à ce point rapide ! Un défenestré va moins vite ! Daudeim porte la paluche à sa veste ! Je ne perds pas de temps à supputer la nature de l’objet qu’il est susceptible d’en sortir. Un peu ramolli par la moelleuse détention et les séances de T.C., le San-A. ? Eh ben, pas tellement, si je vous disais ! La preuve : mon uppercut du droit ! Charles Humez dans ses belles années ! Oh, la vache : ce parpaing ! Au bouc, je l’ai cueilli, l’ami Al. Le voilà qui se déguise immediately en paillasson ! Descendez on vous demande. Bon, si on passait à un autre genre d’exploit ? J’enjambe le knockouté pour atteindre les boutons de commande, car la cabine est à double issue, l’entrée ne s’effectuant pas du même côté que la sortie. Le tableau ne comporte que trois contacteurs : deux noirs, respectivement marqués UP et DOWN et un rouge portant en caractères blancs le mot STOP. J’actionne ce dernier. L’ascenseur s’immobilise. Ensuite j’appuie sur UP afin de remonter, mais comme l’appareil est sélectif, il ne bouge pas. Force m’est donc de gagner le rez-de-chaussée primitivement demandé avant de regrimper délivrer la Guenille.
Nous continuons notre dévalage fulgurant. À mes pieds, Daudeim est toujours groggy. Je le surveille afin de lui administrer une infusion de semelle dès qu’il rouvrira un lampion. Un cliquetis. Puis une sonnerie invisible fait « gling » (pardon : elle fait glïng, j’avais oublié le tréma) et la cabine stoppe. J’avance mon médius (le plus polisson de mes doigts) vers le bouton mais la porte s’ouvre brutalement et je me trouve nez à nose avec les deux flics les mieux baraqués de Montréal et de sa périphérie. Je voudrais que vous vissiez ces armoires, mes beautés ! Devant eux je parais aussi fluet qu’un poids mouche devant la source thermale de Brides-les-Bains[25].
Dans leurs yeux globuleux je pige l’incongru de ma situation. Moi debout. Un mec contusionné et inanimé à mes pieds. Pas un faf dans mes poches. La plus rocambolesque des histoires à leur bonnir, je suis partant pour une longue et dure séance au poste de police du quartier.
— Salut, messieurs, je minaude, on peut dire que vous tombez bien. Emparez-vous de cet homme et conduisez-nous immédiatement au bureau central.
Je sais pas si vous l’avez remarqué, vous tous qui portez des lunettes en peau de saucisson, mais plus un homme est costaud, moins il est bavard. Les deux archers de Sa Gracious Majesty (par feuille d’érable interposée) n’échappent pas à cette tradition. Ils matent la scène posément, puis me refoulent vers le bout de la carlingue. L’un deux décarre son colt et lui fait tutoyer mon nombril, tandis que le second referme la porte et appuie sur le bouton du haut.
M’est avis que ces deux pandores ont grande envie d’aller renoucher dans les hauteurs. Est-ce que Pinuche, en pleine panique, serait allé virguler un guéridon Louis XV par-dessus le mur de la terrasse ? Je calcule aussitôt qu’il n’a pas eu le temps matériel d’agir pendant notre rapide dégringolade. Alors ? La police aurait-elle eu vent de quelque chose ?
— Messieurs, leur déclaré-je, je suis un officier de police français séquestré dans cet immeuble par l’homme que vous voyez là ! Cet individu dirige une bande internationale qui s’apprête à…
— Shut up ! gronde le matuche au colt.
Il paraît accorder autant de crédit à mes paroles que vous en accordez au candidat député promettant l’abolition de la fiscalité.
Un nouveau « glïng ». Nous avons rejoint notre base. Mon poulardin me fait signe de reculer. J’ouvre la porte d’un coup de miches. Les deux armoires suivent. Le dernier a groupé Daudeim et le soutient de son bras musculeux. On débarque dans le couloir vide de tout Pinaud. Leur frite quand ils vont découvrir le cadavre de miss Joan ! Pourvu qu’ils ne prennent pas un coup de sang et ne me filent pas une prune dans le baquet pour se calmer la nervouze. Tiens-toi peinard, San-A. Joue les soumis, mon lapin. Songe que, pour l’instant, le suce-pet c’est tézigue.
Maintenant Daudeim a récupéré. Il avance d’un pas à ressort jusqu’au living, sans proférer une syllabe, la bouille aussi neutre que la Confédération Helvétique. On atterrit dans le salon. Toujours pas de Vieillasse à l’horizon.
Le poulet au flingue s’immobilise en apercevant le corps de la jeune femme.
— Eh, Filly ! dit-il (en anglais je pense) en montrant Joan à son copain.
L’autre va s’agenouiller et soulève le napperon brodé masquant l’absence de visage de la morte.
— C’est Joan, non ? dit-il à Daudeim.
— Hélas, soupire ce dernier.
Un silence succède, que je mets à profit pour déguster mon ahurissement. Eh quoi ! m’exclamé-je in petto, ces policiers ont partie liée avec Daudeim. Ils appartiennent à sa bande de pieds-nickelés ! Ces coups de théâtres en chaîne, mes chéries ! Ah, je vous gâte ! Je vous corromps ! Quand vous fermez un de mes chefs-d’œuvre pour planquer votre pif dans un livre d’académicien (car il existe des académiciens qui écrivent des livres) vous devez crier « hou-hou » pour vous assurer s’il y a quelqu’un. Ce désert, mes pauvres gamines ! Ces steppes désolées ! Anne, ma sœur Arme, ne vois-tu rien radiner ? Même Bombard n’y résisterait pas. Faut pas être agoraphobe pour se hasarder dans ces pages (comme dirait Henri III). Alors que dites, je veux pas trépigner du piédestal, mais dans ma littérature on ne chôme pas. À peine je vous expose un méchant turbin qu’en revoilà un autre.
Daudeim s’incline sur la défunte.
— Navrant, dit-il. Une fille de cette valeur !
L’amertume me rend cynique. Je m’en veux de n’avoir pas suivi les conseils du professeur Pinaud quand il préconisait qu’on jette l’alarme par-dessus le mur du jardin.
— Vous savez, grommelé-je, y a tout de même pas de quoi accoucher d’une pendule, avec la valeur de Joan ! Si vous considérez les résultats de son traitement sur ma modeste personne, vous devez conclure qu’il y avait de la friture sur la ligne de son T.C. C’est pas Édouard Moran mais le commissaire San-Antonio qui vous le dit.
— Qu’est-il arrivé ? coupe Alphonse Daudeim en me montrant Joan.
— Un accident, un vrai. Elle est tombée alors qu’elle tenait son brûle-parfum à la main. Le coup (de foudre) est parti et l’appareil l’a dévisagée.
— Où est-il ? s’inquiète Daudeim.
— Ne le cherchez pas, c’est moi qui l’ai, déclare le Révérend en déboulant de son placard. Décidément, il s’y plaît dans ce bahut, César. On le laisserait faire, il y passerait ses vacances de Noël.
25
Y’en a des certains qui pigeront pas la métaphore, mais j’ai la flemme de leur expliquer.