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— La chose est envisageable, admets-je. Fort bien, excusez-moi de vous avoir dérangée.

Elle s’apprête à me dire que tout le plaisir a été pour elle et à me brader par-dessus le marka ses plaies variqueuses, son coryza, l’érysipèle de son neveu et bien d’autres délicatesses, mais j’ai déjà raccroché.

Le retard de Pinuche accroît mon angoisse. M’est avis qu’il se passe des trucs pas ordinaires chez les frères Karamazov de la filature. Je me permets de fouiller le classeur. C’est chose rapide. Il ne contient en fait de documents qu’un carnet à couverture de moleskine noire et un plan de Paris.

Comme je connais Paris, je me saisis du carnet. C’est le grand livre comptable de l’Agency Limited. Il contient plusieurs noms. Je lis : M. Lhenuyer (cocu) avance 100 F. Solde 400 F. Mme Jamporte-Débelles (cocu) avance 100 F. Solde 500 F. Mme Pétrousse (rech. en p.) avance 300 F. Solde 700 F…

Ils n’ont pas l’air de se débrouiller trop mal, les duettistes du cinq à sept, les tarifs grimpent.

Enfin, dernier nom ! Mme Helder (cocu) avance 500 F. Comme le solde ne figure pas à la suite de cette rubrique, j’en conclus qu’il s’agit bien de la fameuse affaire en cours. Mais ces brillants détectives poussent le souci de la discrétion jusqu’à s’abstenir de l’adresse de leurs clients. Enfin, j’ai toujours le blaze, comme dit l’autre, ça peut servir.

Il est sept heures vingt et le Délabré n’est toujours pas là. Je lui laisse un mot lui demandant de me rappeler à la maison et je décide de rentrer en opérant un crochet par chez Béru.

CHAPITRE III

Je sonne avec ma distinction coutumière et, presque aussitôt, la voix chuintante de B.B. fulmine :

— Ah ! non alors ! Qui c’est encore le cornichon qui vient nous faire chier.

Ignorant jusqu’à ce jour les vertus laxatives de ce cucurbitacée, je venge l’honneur d’icelui en arrachant l’anneau de la sonnette.

— Va ouvrir, enflé ! enjoint Berthe Bérurier à son pachyderme d’époux.

Les pantoufles tous terrains du Gros font miauler le linoléum de son vestibule. Il m’ouvre, les sourcils joints comme les mains d’une première communiante. Il est en bras de limace. Ses bretelles lui battent les jarrets, façon Dubout. Il est congestionné comme un homard à qui on raconterait des histoires gauloises dans un court-bouillon à cent degrés.

— Tonio ! s’écrie-t-il en me proposant une paluche large comme le slip de la Vénus Hottentote. T’es donc rentré de voyage ?

— Comme tu vois, Turabras, riposté-je, histoire de créer une ambiance favorable.

— Entre vite, on s’est fait mettre la télé depuis quelques jours et en ce moment y a une émission du tonnerre que moi et Berthe on ne veut pas rater.

Je le suis jusqu’à la salle à manger. La Gravosse est avachie (je devrais dire Aberthie, cela reviendrait au même) dans un fauteuil d’osier qui grince sous son poids comme une forêt de peupliers dans la tempête.

— Ah ! c’est vous ! m’accueille-t-elle avec urbanité en me présentant un paquet de côtes premières que j’identifie comme étant une main, grâce à une bague.

Lorsque j’ai pressé ces deux kilogrammes de bas morceaux, elle fait « chut » et me désigne le petit écran. Un solide cuisinier barbu est en train de manipuler des casseroles.

— Raymond Olivette et la duchesse de Langeais, m’annonce Béru dans un chuchotis semblable à un coup de couteau dans un sac de blé.

Berthe, enamourée, murmure :

— Quel homme prodigieux ! Il est en train de donner la recette de la patte d’alligator farcie aux aromates. En voilà un qui fait beaucoup pour le renom de la France.

Elle s’écrase une larme tricolore sur la vitrine, lisse l’aigrette en poil d’éléphant de sa verrue préférée et écoute avec une attention forcenée les explications du maître queux.

— Tu notes ? s’enquiert-elle.

— T’occupe pas, rétorque le Gravos.

Il a un stylo à bille à la main, une feuille de papier sur les genoux et il écrit au jugé, sans perdre de vue les évolutions culinaires du célèbre cuisinier.

Raymond Oliver explique à Catherine Langeais que, pour réussir la patte d’alligator farcie, il faut commencer par lui limer les ongles. Ensuite de quoi on pratique une incision dans le sens nord-sud, on retire l’articulation centrale, mais on ne la jette pas car elle doit cuire avec le court-bouillon. On hache menu les paupières, le foie et l’œil gauche de l’alligator (certains cuisiniers mettent aussi l’œil droit, mais c’est moins raffiné, car la plupart des alligators font de la conjonctivite) en y ajoutant du lard fumé, de la banane écrasée, de l’oignon blanc, de l’œillet d’Inde, de la feuille de nénuphar et de la graine de héros. On fourre la patte (en évitant de se la fourrer dans l’œil. On recoud avec du coton à repriser vert (le vert étant la couleur de l’alligator). Puis on met à cuire au court-bouillon ainsi qu’il a été dit plus haut. On attend seize heures quatre minutes. On retire, on égoutte, on met dans un plat de terre, on épice avec de la noix muscade, du curry, du paprika, du poivre de Cayenne (la marque Chéri-Bibi est préconisée), des clous de girofle, de la sauge, du thym, du laurier, du bleu de méthylène, du trèfle à quatre feuilles et un article de Jean-Jacques Gauthier paru depuis moins d’un mois. Lorsque la patte est bien dorée, on la retire du four. On la dresse sur un plat d’argent contrôlé, on garnit avec des nouilles fraîches et la photographie du Négus et on sert. Raymond Oliver précise que la patte d’alligator se consomme arrosée de jus d’ananas ou, à la rigueur, de Chambertin 1949, et il ajoute que si l’on ne trouve pas de patte d’alligator dans le commerce, on n’a qu’à aller au Grand Véfour où le foie gras truffé est de première !

Fin de l’émission.

Berthe allonge son cuisseau de bœuf et éteint le poste.

— Lumière ! demande-t-elle.

Sa Majesté Béru Ier actionne le commutateur. Je regarde la Baleine. Un grand filet de salive dégouline de ses babines. Elle a l’œil nostalgique. Le Gros aussi.

— Ça doit z’être rudement fameux, ces machins-là, soupire Berthe.

Le Gros jure puissamment.

— Sacré ceci de machin de cela[4], dans l’obscurité, le papier où ce que je prenais note a glissé et j’ai écrit la recette sur mon pantalon de coutil ! tonitrue-t-il.

Berthe le calme. Qu’à cela ne tienne : elle le recopiera.

J’estime que le moment est venu de donner à la conversation un tour sérieux et je demande au Gros s’il a ou non vu Pinaud.

— Non, s’étonne-t-il. Pourquoi ?

— Tu sais qu’il a fondé sa fameuse agence ?

— Oui, je sais. Il a raison. Y a des jours où que je me demande si que j’en ferai pas z’autant.

Berthe le rabroue véhémentement, alléguant que rien ne vaut l’administration et que c’est pas en suivant des couples illégitimes qu’on prépare sa retraite.

Ces considérations ne font pas mes affaires. Je me sens franchement inquiet maintenant. Pinuche aurait-il disparu itou ? Alors, là, ce serait le comble. La Pinaudère Agency escamotée !

— Alors, d’où que t’arrives ? demande le Gros en débouchant une bouteille de Cep Vermeil.

— Mexique…

Il fronce les sourcils.

— C’est près de l’Australie, ce patelin, si je ne m’abuse.

— Tu t’abuses, Gros !

Berthe ricane.

— Benoît-Alexandre n’a jamais su une broque de géographie…

Et, à l’ignare époux :

— C’est en Afrique du Sud, gros malin ! N’est-ce pas, commissaire ?

Toujours galant avec les dames, je la contredis avec mollesse.

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4

Traduction française de San-Antonio.

(Note de l’Editeur.)