Il arrivait qu’André fît visite à Christophe, sans aller voir son frère; et Christophe s’en étonnait: car il n’existait pas grande sympathie entre lui et André. Celui-ci ne parlait guère que pour se plaindre de quelqu’un ou de quelque chose, – ce qui était lassant; et quand Christophe parlait, André ne l’écoutait pas. Aussi Christophe ne cherchait-il plus à lui cacher que ses visites lui paraissaient oiseuses; mais l’autre n’en tenait pas compte; il ne semblait pas s’en apercevoir. Enfin Christophe saisit le mot de l’énigme, un jour qu’il remarqua que son visiteur était penché à la fenêtre, et beaucoup plus occupé de ce qui se passait dans le jardin du bas que de ce qu’il lui disait. Il le lui fit observer; et André n’eut pas de peine à convenir qu’en effet il connaissait Mlle Chabran, et qu’elle était pour quelque chose dans les visites qu’il faisait à Christophe. Et, sa langue se déliant, il avoua qu’il avait pour la jeune fille une vieille amitié, et peut-être quelque chose de plus: la famille Elsberger était liée depuis longtemps avec celle du commandant; mais après avoir été très intimes, la politique les avait séparées; et depuis, elles ne se voyaient plus. Christophe ne cacha point qu’il trouvait cela idiot. Ne pouvait-on penser, chacun à sa guise, et continuer de s’estimer? André protesta de sa liberté d’esprit; mais il excepta de sa tolérance deux ou trois questions, sur lesquelles, selon lui, il n’était pas permis d’avoir un avis différent du sien; et il nomma la fameuse Affaire. Là-dessus, il déraisonna, comme c’est l’usage. Christophe connaissait l’usage: il n’essaya point de discuter; mais il demanda si cette Affaire ne finirait pas un jour, ou si sa malédiction devait s’étendre jusqu’à la fin des temps, sur les enfants des enfants de nos petits-enfants. André se mit à rire; et, sans répondre à Christophe, il fit un éloge attendri de Céline Chabran, accusant l’égoïsme du père qui trouvait naturel qu’elle se sacrifiât à lui.
– Que ne l’épousez-vous, dit Christophe, si vous l’aimez et si elle vous aime?
André déplora que Céline fût cléricale. Christophe demanda ce que cela voulait dire. L’autre répondit que cela signifiait: pratiquer la religion, s’inféoder à un Dieu et à ses bonzes.
– Et qu’est-ce que cela peut vous faire?
– Cela me fait que je ne veux pas que ma femme soit à un autre qu’à moi.
– Comment! Vous êtes jaloux même des idées de votre femme? Mais vous êtes plus égoïste encore que le commandant!
– Vous en parlez à votre aise! est-ce que vous prendriez, vous, une femme qui n’aimerait pas la musique?
– Cela m’est arrivé déjà!
– Comment peut-on vivre ensemble, si l’on ne pense pas de même?
– Laissez donc votre pensée tranquille! Ah! mon pauvre ami, toutes les idées ne comptent guère, quand on aime. Qu’ai-je à faire que la femme que j’aime aime, comme moi, la musique? Elle est, pour moi, la musique! Quand on a, ainsi que vous, la chance de trouver une chère fille qu’on aime et qui vous aime, qu’elle croie tout ce qu’elle veut, et croyez tout ce que vous voudrez! Au bout du compte, toutes vos idées se valent; et il n’y a qu’une vérité au monde: c’est de s’aimer.
– Vous parlez en poète. Vous ne voyez pas la vie. Je connais trop de ménages, qui ont eu à souffrir de cette désunion d’esprit.
– C’est qu’ils ne s’aimaient pas assez. Il faut savoir ce qu’on veut.
– La volonté ne peut pas tout. Quand je voudrais épouser Mlle Chabran, je ne le pourrais pas.
– Je voudrais bien savoir pourquoi!
André parla de ses scrupules: sa situation n’était pas faite; pas de fortune; peu de santé. Il se demandait s’il avait le droit de se marier. Grande responsabilité… Ne risquait-il pas de faire le malheur de celle qu’il aimait, et le sien, – sans parler des enfants à venir?… Il valait mieux attendre, – ou renoncer.
Christophe haussa les épaules:
– Belle façon d’aimer! Si elle aime, elle sera heureuse de se dévouer. Et quant aux enfants, vous, Français, vous êtes ridicules. Vous voudriez n’en lâcher dans la vie que si vous êtes sûrs d’en faire de petits rentiers dodus, qui n’aient rien à souffrir… Que diable! cela ne vous regarde pas; vous n’avez qu’à leur donner la vie, l’amour de la vie, et le courage de la défendre. Le reste… qu’ils vivent, qu’ils meurent… c’est le sort de tous. Vaut-il donc mieux renoncer à vivre, que courir les chances de la vie?
La robuste confiance qui émanait de Christophe pénétrait son interlocuteur, mais ne le décidait point. Il disait:
– Oui, peut-être…
Mais il en restait là. Il semblait, comme les autres, frappé d’une incapacité de vouloir et d’agir.
Christophe entreprit le combat contre cette inertie, qu’il retrouvait chez la plupart de ses amis Français, bizarrement accouplée à une activité laborieuse et très souvent fiévreuse. Presque tous ceux qu’il voyait dans les divers milieux bourgeois, étaient des mécontents. Presque tous avaient le même dégoût pour les maîtres du jour et pour leur pensée corrompue. Presque tous, la même conscience triste et fière de l’âme trahie de leur race. Et ce n’était pas le fait de rancunes personnelles, l’amertume d’hommes et de classes vaincus, évincés du pouvoir et de la vie active, fonctionnaires révoqués, énergies sans emploi, vieille aristocratie retirée sur ses terres et se cachant pour mourir, comme un lion blessé. C’était un sentiment de révolte morale, sourd, profond, généraclass="underline" on le rencontrait partout, dans l’armée, dans la magistrature, dans l’Université, dans les bureaux, dans tous les rouages vitaux de la machine gouvernementale. Mais ils n’agissaient point. Ils étaient découragés d’avance: ils répétaient:
– Il n’y a rien à faire.
Et, détournant peureusement des choses tristes leur pensée, leurs propos, ils cherchaient un refuge dans la vie domestique.
S’ils ne s’étaient retirés que de l’action politique! Mais même dans le cercle de son action journalière, chacun de ces honnêtes gens se désintéressait d’agir. Ils toléraient des promiscuités avilissantes avec des misérables qu’ils méprisaient, mais contre qui ils se gardaient d’engager la lutte, la jugeant inutile. Pourquoi ces artistes par exemple, ces musiciens que connaissait Christophe, supportaient-ils sans protester l’effronterie des Scaramouches [11] de la presse, qui leur faisaient la loi? Il y avait là des ânes bâtés, dont l’ignorance in omni re scibili [12] était proverbiale, et qui n’en étaient pas moins investis d’une autorité souveraine in omni re scibili. Ils ne se donnaient même pas la peine d’écrire leurs articles, ni leurs livres; ils avaient des secrétaires, de pauvres gueux affamés, qui eussent vendu leur âme, s’ils en avaient possédé une, pour du pain et des filles. Ce n’était un secret pour personne, à Paris. Et cependant, ils continuaient de trôner, ils traitaient de haut en bas les artistes. Christophe en criait de rage, quand il usait certaines de leurs chroniques.
– Oh! les lâches! disait-il.
– À qui en as-tu? demandait Olivier. Toujours à quelques drôles de la Foire sur la Place?
– Non. Aux honnêtes gens. Les gredins font leur métier: ils mentent, ils pillent, ils volent, ils assassinent. Mais les autres, – ceux qui les laissent faire, tout en les méprisant, je les méprise mille fois davantage. Si leurs confrères de la presse, si les critiques probes et instruits, si les artistes, sur le dos desquels ces Arlequins s’escriment, ne les laissaient faire, en silence, par timidité, par peur de se compromettre, ou par un honteux calcul de ménagements réciproques, par un pacte secret conclu avec l’ennemi, pour rester à l’abri de ses coups, – s’ils ne les laissaient se parer de leur patronage et de leur amitié, cette puissance effrontée tomberait sous le ridicule. C’est la même faiblesse, dans tous les ordres de choses. J’ai rencontré vingt braves gens qui m’ont dit d’un individu: «C’est un drôle.» Il n’y en avait pas un, qui ne lui donnât du «cher confrère», et ne lui serrât la main. – «Ils sont trop!» disent-ils. – Trop de pleutres, oui. Trop de lâches honnêtes gens.