«Ne prenez pas trop au s?rieux mes boutades. Les sentiments que j’ai pour vous ne me rendent pas injuste pour les autres femmes. Je n’ai jamais eu plus de vraie sympathie pour elles que depuis que je ne les regarde plus avec des yeux amoureux. Le grand effort qu’elles font, depuis trente ans, pour s’?vader de la demi-domesticit? d?gradante et malsaine, o? notre stupide ?go?sme d’hommes les parquait, pour leur malheur et pour le n?tre, me semble un des hauts faits de notre ?poque. Dans une ville comme celle-ci, on apprend ? admirer cette nouvelle g?n?ration de jeunes filles qui, en d?pit de tant d’obstacles, se lancent avec une ardeur candide ? la conqu?te de la science et des dipl?mes, – cette science et ces dipl?mes qui doivent, pensent-elles, les affranchir, leur ouvrir les arcanes du monde inconnu, les faire ?gales aux hommes!…
«Sans doute, cette foi est illusoire et un peu ridicule. Mais le progr?s ne se r?alise jamais de la fa?on qu’on esp?rait; il ne s’en r?alise pas moins, par de tout autres voies. Cet effort f?minin ne sera pas perdu. Il fera des femmes plus compl?tes, plus humaines, comme elles furent, aux grands si?cles. Elles ne se d?sint?resseront plus des questions vivantes du monde: ce qui ?tait monstrueux, car il n’est pas tol?rable qu’une femme, m?me la plus soucieuse de ses devoirs domestiques, se croie dispens?e de songer ? ses devoirs dans la cit? moderne. Leurs arri?re-grand’m?res, des temps de Jeanne d’Arc et de Catherine Sforza [4], ne pensaient pas ainsi. La femme s’est ?tiol?e. Nous lui avons refus? l’air et le soleil. Elle nous les reprend, de vive force. Ah! les braves petites!… Naturellement, de celles qui luttent aujourd’hui, beaucoup mourront, beaucoup seront d?traqu?es. C’est un ?ge de crise. L’effort est trop violent pour des forces trop amollies. Quand il y a longtemps qu’une plante est sans eau, la premi?re pluie risque de la br?ler. Mais quoi! C’est la ran?on de tout progr?s. Celles qui viendront apr?s, fleuriront de ces souffrances. Les pauvres petites vierges guerri?res d’? pr?sent, dont beaucoup ne se marieront jamais, seront plus f?condes pour l’avenir que les g?n?rations de matrones qui enfant?rent avant elles: car d’elles sortira, au prix de leurs sacrifices, la race f?minine d’un nouvel ?ge classique.
«Ce n’est pas dans le salon de votre cousine Colette qu’on a chance de trouver ces laborieuses abeilles. Quelle rage avez-vous de m’envoyer chez cette femme? Il m’a fallu vous ob?ir; mais ce n’est pas bien! Vous abusez de votre pouvoir. J’avais refus? trois de ses invitations, laiss? sans r?ponse deux lettres. Elle est venue me relancer ? une de mes r?p?titions d’orchestre – (on essayait ma sixi?me symphonie). – Je l’ai vue, pendant l’entr’acte, arriver, le nez au vent, humant l’air, criant: «?a sent l’amour! Ah! comme j’aime cette musique!…»
«Elle a chang?, physiquement; seuls sont rest?s les m?mes ses yeux de chatte ? la prunelle bomb?e, son nez fantasque qui grimace et a toujours l’air en mouvement. Mais la face ?largie, aux os solides, color?e, renforcie. Les sports l’ont transform?e. Elle s’y livre, ? corps perdu. Son mari, comme vous savez, est un des gros bonnets de l’Automobile-Club et de l’A?ro-Club. Pas un raid d’aviateurs, pas un circuit de l’air ou de la terre, ou de l’eau, auquel les Stevens-Delestrade ne se croient oblig?s d’assister. Ils sont toujours par voies et par chemins. Nulle conversation possible; il n’est question, dans leurs entretiens, que de Racing, de Rowing, de Rugby, de Derby. C’est une race nouvelle de gens du monde. Le temps de Pell?as est pass? pour les femmes. La mode n’est plus aux ?mes. Les jeunes filles arborent un teint rouge, h?l?, cuit par les courses ? l’air et les jeux au soleil; elles vous regardent avec des yeux d’homme; elles rient d’un rire un peu gros. Le ton est devenu plus brutal et plus cru. Votre cousine dit parfois, tranquillement, des choses ?normes. Elle est grande mangeuse, elle qui mangeait ? peine. Elle continue de se plaindre de son mauvais estomac, afin de n’en pas perdre l’habitude; mais elle n’en perd pas non plus un bon coup de fourchette. Elle ne lit rien. On ne lit plus, dans ce monde. Seule, la musique a trouv? gr?ce. Elle a m?me profit? de la d?route de la litt?rature. Quand ces gens sont ?reint?s, la musique leur est un bain turc, vapeur ti?de, massage, narguil?. Pas besoin de penser. C’est une transition entre le sport et l’amour. Et c’est aussi un sport. Mais le sport le plus couru, parmi les divertissements esth?tiques, est aujourd’hui la danse. Danses russes, danses grecques, danses suisses, danses am?ricaines, on danse tout ? Paris: les symphonies de Beethoven, les trag?dies d’Eschyle, le Clavecin bien temp?r?, les antiques du Vatican, Orph?e, Tristan, la Passion , et la gymnastique. Ces gens ont le vertigo.
«Le curieux est de voir comment votre cousine concilie tout ensemble son esth?tique, ses sports et son esprit pratique: (car elle a h?rit? de sa m?re son sens des affaires et son despotisme domestique). Tout cela doit former un m?lange incroyable; mais elle s’y trouve ? l’aise; ses excentricit?s les plus folles lui laissent l’esprit lucide, de m?me qu’elle garde toujours l’?il et la main s?rs dans ses randonn?es vertigineuses en auto. C’est une ma?tresse femme; son mari, ses invit?s, ses gens, elle m?ne tout, tambour battant. Elle s’occupe aussi de politique; elle est pour «Monseigneur»: non que je la croie royaliste; mais ce lui est un pr?texte de plus ? se remuer. Et quoiqu’elle soit incapable de lire plus de dix pages d’un livre, elle fait des ?lections acad?miques. – Elle a pr?tendu me prendre sous sa protection. Vous pensez que cela n’a pas ?t? de mon go?t. Le plus exasp?rant, c’est que, du fait que je suis venu chez elle afin de vous ob?ir, elle est convaincue maintenant de son pouvoir sur moi… Je me venge, en lui disant de dures v?rit?s. Elle ne fait qu’en rire; elle n’est pas embarrass?e pour r?pondre. «C’est une bonne femme, au fond…» Oui, pourvu qu’elle soit occup?e. Elle le reconna?t elle-m?me: si la machine n’avait plus rien ? broyer, elle serait pr?te ? tout, ? tout, pour lui fournir de l’aliment. – J’ai ?t? deux fois chez elle. Je n’irai plus, maintenant. C’est assez pour vous prouver ma soumission. Vous ne voulez pas ma mort? Je sors de l? bris?, moulu, courbatur?. La derni?re fois que je l’ai vue, j’ai eu, dans la nuit qui a suivi, un cauchemar affreux: je r?vais que j’?tais son mari, toute ma vie attach? ? ce tourbillon vivant… Un sot r?ve, et qui ne doit certes pas tourmenter le vrai mari: car, de tous ceux qu’on voit dans le logis, il est peut-?tre celui qui reste le moins avec elle; et quand ils sont ensemble, ils ne parlent que de sport. Ils s’entendent tr?s bien.
«Comment ces gens-l? ont-ils fait un succ?s ? ma musique? Je n’essaie pas de comprendre. Je suppose qu’elle les secoue, d’une fa?on nouvelle. Ils lui savent gr? de les brutaliser. Ils aiment, pour le moment, l’art qui a un corps bien charnu. Mais l’?me qui est dans ce corps, ils ne s’en doutent m?me pas; ils passeront de l’engouement d’aujourd’hui ? l’indiff?rence de demain, et de l’indiff?rence de demain au d?nigrement d’apr?s-demain, sans l’avoir jamais connue. C’est l’histoire de tous les artistes, je ne me fais pas d’illusion sur mon succ?s, je n’en ai pas pour longtemps, et ils me le feront payer. – En attendant, j’assiste ? de curieux spectacles. Le plus enthousiaste de mes admirateurs est… (je vous le donne en mille)… notre ami L?vy-C?ur. Vous vous souvenez de ce joli monsieur, avec qui j’eus autrefois un duel ridicule? Il fait aujourd’hui la le?on ? ceux qui ne m’ont pas compris nagu?re. Il la fait m?me tr?s bien. De tous ceux qui parlent de moi, il est le plus intelligent. Jugez de ce que valent les autres. Il n’y a pas de quoi ?tre fier, je vous assure!
«Je n’en ai pas envie. Je suis trop humili?, lorsque j’entends ces ouvrages, dont on me loue. Je m’y reconnais, et je ne me trouve pas beau. Quel miroir impitoyable est une ?uvre musicale, pour qui sait voir! Heureusement qu’ils sont aveugles et sourds. J’ai tant mis dans mes ?uvres de mes troubles et de mes faiblesses qu’il me semble parfois commettre une mauvaise action, en l?chant dans le monde ces vol?es de d?mons. Je m’apaise, quand je vois le calme du public: il porte une triple cuirasse; rien ne saurait l’atteindre: sans quoi, je serais damn?… Vous me reprochez d’?tre trop s?v?re pour moi. C’est que vous ne me connaissez pas, comme je me connais. On voit ce que nous sommes. On ne voit pas ce que nous aurions pu ?tre; et l’on nous fait honneur de ce qui est bien moins l’effet de nos m?rites que des ?v?nements qui nous portent et des forces qui nous dirigent. Laissez-moi vous conter une histoire.