Выбрать главу

«L’autre soir, j’?tais entr? dans un de ces caf?s ou l’on fait d’assez bonne musique, quoique d’?trange fa?on: avec cinq ou six instruments, compl?t?s d’un piano, on joue toutes les symphonies, les messes, les oratorios. De m?me, on vend ? Rome, chez des marbriers, la chapelle M?dicis, comme garniture de chemin?e. il para?t que cela est utile ? l’art. Pour qu’il puisse circuler ? travers les hommes, il faut bien qu’on en fasse de la monnaie de billon [5]. Au reste, ? ces concerts, on ne vous trompe pas sur le compte. Les programmes sont copieux, les ex?cutants consciencieux. J’ai trouv? un violoncelliste, avec qui je me suis li?: ses yeux me rappelaient ?trangement ceux de mon p?re. Il m’a fait le r?cit de sa vie. Petit-fils de paysan, fils d’un petit fonctionnaire, employ? de mairie, dans un village du Nord. On voulut faire de lui un monsieur, un avocat; on le mit au coll?ge de la ville voisine. Le petit, robuste et rustaud, mal fait pour ce travail appliqu? de petit notaire, ne pouvait tenir en cage; il sautait par-dessus les murs, vaguait ? travers les champs, faisait la cour aux filles, d?pensait sa grosse force dans des rixes; le reste du temps, fl?nait, r?vassait ? des choses qu’il ne ferait jamais. Une seule chose l’attirait: la musique. Dieu sait comment! Nul musicien, parmi les siens, ? l’exception d’un grand-oncle, un peu toqu?, un de ces originaux de province, dont l’intelligence et les dons, souvent remarquables, s’emploient, dans leur isolement orgueilleux, ? des niaiseries de maniaques. Celui-l? avait invent? un nouveau syst?me de notation – (un de plus!) – qui devait r?volutionner la musique; il pr?tendait m?me avoir une st?nographie qui permettait de noter ? la fois les paroles, le chant et l’accompagnement; il n’?tait jamais parvenu lui-m?me ? la relire correctement. Dans la famille, on se moquait du bonhomme; mais on ne laissait pas d’en ?tre fier. On pensait: «C’est un vieux fou. Qui sait? Il a peut-?tre du g?nie…» – Ce fut de lui sans doute que la manie musicale se transmit au petit-neveu. Quelle musique pouvait-il bien entendre, dans sa bourgade?… Mais la mauvaise musique peut inspirer un amour aussi pur que la bonne.

«Le malheur ?tait qu’une telle passion ne semblait pas avouable, dans ce milieu; et l’enfant n’avait pas la solide d?raison du grand-oncle. Il se cachait pour lire les ?lucubrations du vieux maniaque, qui constitu?rent le fond de sa baroque ?ducation musicale. Vaniteux, craintif devant son p?re et devant l’opinion, il ne voulait rien dire de ses ambitions, ? moins d’avoir r?ussi. Brave gar?on, ?cras? par la famille, il fit comme tant de petits bourgeois fran?ais, qui n’osant, par faiblesse, tenir t?te ? la volont? des leurs, s’y soumettent en apparence et vivent dans une cachotterie perp?tuelle. Au lieu de suivre son penchant, il s’?vertua sans go?t au travail qu’on lui avait assign?: incapable d’y r?ussir, comme d’y ?chouer avec ?clat. Tant bien que mal, il parvint ? passer les examens n?cessaires. Le principal avantage qu’il y voyait ?tait d’?chapper ? la double surveillance provinciale et paternelle. Le droit l’assommait; il ?tait d?cid? ? n’en pas faire sa carri?re. Mais tant que son p?re v?cut, il n’osa d?clarer sa volont?. Peut-?tre n’?tait-il point f?ch? de devoir attendre encore, avant de prendre parti. Il ?tait de ceux qui, toute leur existence, se leurrent sur ce qu’ils feront plus tard, sur ce qu’ils pourraient faire. Pour le moment, il ne faisait rien. D?sorbit?, gris? par sa vie nouvelle ? Paris, il se livra, avec sa brutalit? de jeune paysan, ? ses deux passions: les femmes et la musique; affol? par les concerts, non moins que par le plaisir. Il y perdit des ann?es, sans profiter des moyens qu’il aurait eus de compl?ter son instruction musicale. Son orgueil ombrageux, son mauvais caract?re ind?pendant et susceptible, l’emp?ch?rent de suivre aucune le?on, de demander aucun conseil.

«Quand son p?re mourut, il envoya promener Th?mis [6] et Justinien [7]. Il se mit ? composer, sans avoir le courage d’acqu?rir la technique n?cessaire. Des habitudes inv?t?r?es de fl?nerie paresseuse et le go?t du plaisir l’avaient rendu incapable de tout effort s?rieux. Il sentait vivement; mais sa pens?e, comme sa forme, lui ?chappait; en fin de compte, il n’exprimait que des banalit?s. Le pire ?tait qu’il y avait r?ellement chez ce m?diocre quelque chose de grand. J’ai lu deux de ses anciennes compositions. ?a et l?, des id?es saisissantes, rest?es ? l’?tat d’?bauches, aussit?t d?form?es. Des feux follets sur une tourbi?re… Et quel ?trange cerveau! Il a voulu m’expliquer les sonates de Beethoven. Il y voit des romans enfantins et saugrenus. Mais une telle passion, un s?rieux si profond! Les larmes lui viennent aux yeux, quand il en parle. Il se ferait tuer pour ce qu’il aime. Il est touchant et burlesque. Dans le moment que j’?tais pr?s de lui rire au nez, j’avais envie de l’embrasser… Une honn?tet? fonci?re. Un robuste m?pris pour le charlatanisme des c?nacles parisiens et pour les fausses gloires, – tout en ne pouvant se d?fendre d’une na?ve admiration de petit bourgeois pour les gens ? succ?s…

«Il avait un petit h?ritage. En quelques mois, il le mangea; et, se trouvant sans ressources, il eut, comme nombre de ses pareils, l’honn?tet? criminelle d’?pouser une fille sans ressources, qu’il avait s?duite; elle avait une belle voix et faisait de la musique, sans amour de la musique. Il fallut vivre de sa voix et du m?diocre talent qu’il avait acquis ? jouer du violoncelle. Naturellement, ils ne tard?rent pas ? voir leur commune m?diocrit? et ? ne plus se supporter. Une fille leur ?tait venue. Le p?re reporta sur l’enfant son pouvoir d’illusions; il pensa qu’elle serait ce qu’il n’avait pu ?tre. La fillette tenait de sa m?re: c’?tait une pianoteuse, qui n’avait pas ombre de talent; elle adorait son p?re et s’appliquait ? sa t?che, pour lui plaire. Pendant plusieurs ann?es, ils coururent les h?tels des villes d’eaux, ramassant plus d’affronts que de monnaie. L’enfant, ch?tive et surmen?e, mourut. La femme, d?sesp?r?e, devint plus acari?tre, chaque jour. Et ce fut la mis?re sans fond, sans espoir d’en sortir, aviv?e par le sentiment d’un id?al que l’on se sait incapable d’atteindre…

«Et je pensais, mon amie, en voyant ce pauvre diable de rat?, dont la vie n’a ?t? qu’une suite de d?boires: «Voil? ce que j’aurais pu ?tre. Nos ?mes d’enfants avaient des traits communs, et certaines aventures de notre vie se ressemblent; j’ai m?me trouv? quelque parent? dans nos id?es musicales; mais les siennes se sont arr?t?es en chemin. ? quoi a-t-il tenu que je n’aie pas sombr?, comme lui? Sans doute, ? ma volont?. Mais aussi aux hasards de la vie. Et m?me, ? ne prendre que ma volont?, est-ce uniquement ? mes m?rites que je la dois? N’est-ce pas plut?t ? ma race, ? mes amis, ? Dieu qui m’a aid??…» Ces pens?es rendent humbles. On se sent fraternel ? tous ceux qui aiment l’art et qui souffrent pour lui. Du plus bas au plus haut, la distance n’est pas grande…

«L?-dessus, j’ai song? ? ce que vous m’?criviez. Vous avez raison: un artiste n’a pas le droit de se tenir ? l’?cart, tant qu’il peut venir en aide ? d’autres. Je resterai donc, je m’obligerai ? passer quelques mois par ann?e, soit ici, soit ? Vienne ou ? Berlin, quoique j’aie peine ? me r?habituer ? ces villes. Mais il ne faut pas abdiquer. Si je ne r?ussis pas ? ?tre d’une grande utilit?, comme j’ai des raisons de le craindre, ce s?jour me sera peut-?tre utile ? moi-m?me. Et je me consolerai en pensant que vous l’avez voulu. Et puis… (je ne veux pas mentir)… je commence ? y trouver du plaisir. Adieu, tyran. Vous triomphez. J’en arrive, non seulement ? faire ce que vous voulez que je fasse, mais ? l’aimer.

Christophe.»

*

Ainsi, il resta, en partie pour lui plaire, mais aussi parce que sa curiosit? d’artiste, r?veill?e, se laissait reprendre au spectacle de l’art renouvel?. Tout ce qu’il voyait et faisait, il l’offrait en pens?e ? Grazia; il le lui ?crivait. Il savait bien qu’il se faisait illusion sur l’int?r?t qu’elle y pouvait trouver; il la soup?onnait d’un peu d’indiff?rence. Mais il lui ?tait reconnaissant de ne pas trop la lui montrer.

Elle lui r?pondit r?guli?rement, une fois par quinzaine. Des lettres affectueuses et mesur?es, comme l’?taient ses gestes. En lui contant sa vie, elle ne se d?partait pas d’une r?serve tendre et fi?re. Elle savait avec quelle violence ses mots se r?percutaient dans le c?ur de Christophe. Elle aimait mieux lui para?tre froide que le pousser ? une exaltation, o? elle ne voulait pas le suivre. Mais elle ?tait trop femme pour ignorer le secret de ne point d?courager l’amour de son ami et de panser aussit?t, par de douces paroles, la d?ception intime que des paroles indiff?rentes avaient caus?e. Christophe ne tarda pas ? deviner cette tactique; et, par une ruse d’amour, il s’effor?ait ? son tour de contenir ses ?lans, d’?crire des lettres plus mesur?es, afin que les r?ponses de Grazia s’appliquassent moins ? l’?tre.