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Le jour vint. Un matin de septembre. Ils avaient ensemble quitt? Paris, au milieu de juillet, et pass? les derni?res semaines qui lui restaient, en Engadine, pr?s du pays o? ils s’?taient retrouv?s, il y avait six ans d?j?.

Depuis cinq jours, ils n’avaient pu sortir: la pluie tombait sans rel?che; ils ?taient rest?s presque seuls ? l’h?tel; la plupart des voyageurs avaient fui. Ce dernier matin, la pluie cessa enfin; mais la montagne restait v?tue de nuages. Les enfants partirent d’abord, avec les domestiques, dans une premi?re voiture. ? son tour, elle partit. Il l’accompagna jusqu’? l’endroit o? la route descendait en lacets rapides sur la plaine d’Italie. Sous la capote de la voiture, l’humidit? les p?n?trait. Ils ?taient serr?s l’un contre l’autre, et ils ne se parlaient pas; ils se regardaient ? peine. L’?trange demi-jour demi-nuit qui les enveloppait!… L’haleine de Grazia mouillait d’une bu?e sa voilette. Il pressait la petite main ti?de sous le gant glac?. Leurs visages se joignirent. ? travers la voilette humide, il baisa la ch?re bouche.

Ils ?taient arriv?s au tournant du chemin. Il descendit. La voiture s’enfon?a dans le brouillard. Elle disparut. Il continuait d’entendre le roulement des roues et les sabots du cheval. Les nappes de brumes blanches coulaient sur les prairies. Sous le r?seau serr?, les arbres transis pleuraient. Pas un souffle. Le brouillard b?illonnait la vie. Christophe s’arr?ta, suffoquant… Rien n’est plus. Tout est pass?…

Il aspira largement le brouillard. Il reprit son chemin. Rien ne passe, pour qui ne passe point.

TROISI?ME PARTIE

L’absence ajoute encore au pouvoir de ceux qu’on aime. Le c?ur ne retient d’eux que ce qui nous est le plus cher. L’?cho de chaque parole qui, par del? les espaces, vient de l’ami lointain, vibre dans le silence, religieusement.

La correspondance de Christophe et de Grazia avait pris le ton grave et contenu d’un couple qui n’en est plus ? l’?preuve dangereuse de l’amour, mais qui, l’ayant pass?e, se sent s?r de sa route et marche, la main dans la main. Chacun des deux ?tait fort pour soutenir et pour diriger l’autre, faible pour se laisser diriger et soutenir par lui.

Christophe retourna ? Paris. Il s’?tait promis de n’y plus revenir. Mais que valent ces promesses! Il savait qu’il y trouverait encore l’ombre de Grazia. Et les circonstances, conspirant avec son secret d?sir contre sa volont?, lui montr?rent ? Paris un devoir nouveau ? remplir. Colette, tr?s au courant de la chronique mondaine, avait appris ? Christophe que son jeune ami Jeannin ?tait en train de faire des folies. Jacqueline, qui avait toujours ?t? d’une grande faiblesse envers son fils, n’essayait plus de le retenir. Elle passait elle-m?me par une crise singuli?re: trop occup?e de soi, pour s’occuper de lui.

Depuis la triste aventure qui avait bris? son mariage et la vie d’Olivier, Jacqueline menait une existence tr?s digne et retir?e. Elle se tenait ? l’?cart de la soci?t? parisienne, qui, apr?s lui avoir hypocritement impos? une sorte de quarantaine, lui avait de nouveau fait des avances, qu’elle avait repouss?es. De son action elle n’?prouvait vis-?-vis de ces gens nulle honte; elle estimait qu’elle n’avait pas de compte ? leur rendre: car ils valaient moins qu’elle; ce qu’elle avait accompli franchement, la moiti? des femmes qu’elle connaissait le pratiquaient sans bruit, sous le couvert protecteur du foyer. Elle souffrait seulement du mal qu’elle avait fait ? son meilleur ami, au seul qu’elle e?t aim?. Elle ne se pardonnait pas d’avoir perdu, dans un monde aussi pauvre, une affection comme la sienne.

Ces regrets, cette peine, s’att?nu?rent peu ? peu. Il ne subsista plus qu’une souffrance sourde, un m?pris humili? de soi et des autres, et l’amour de son enfant. Cette affection, o? se d?versait tout son besoin d’aimer, la d?sarmait devant lui; elle ?tait incapable de r?sister aux caprices de Georges. Pour excuser sa faiblesse, elle se persuadait qu’elle rachetait ainsi sa faute envers Olivier. ? des p?riodes de tendresse exalt?e succ?daient des p?riodes d’indiff?rence lass?e; tant?t elle fatiguait Georges de son amour exigeant et inquiet, tant?t elle paraissait se fatiguer de lui, et elle le laissait tout faire. Elle se rendait compte qu’elle ?tait une mauvaise ?ducatrice, elle s’en tourmentait; mais elle n’y changeait rien. Quand elle avait (rarement) essay? de modeler ses principes de conduite sur l’esprit d’Olivier, le r?sultat avait ?t? d?plorable; ce pessimisme moral ne convenait ni ? elle, ni ? l’enfant. Au fond, elle ne voulait avoir sur son fils d’autre autorit? que celle de son affection. Et elle n’avait pas tort: car entre ces deux ?tres, si ressemblants qu’ils fussent, il n’?tait d’autres liens que du c?ur. Georges Jeannin subissait le charme physique de sa m?re; il aimait sa voix, ses gestes, ses mouvements, sa gr?ce, son amour. Mais il se sentait, d’esprit, ?tranger ? elle. Elle ne s’en aper?ut qu’au premier souffle de l’adolescence, lorsqu’il s’envola loin d’elle. Alors, elle s’?tonna, elle s’indigna, elle attribua cet ?loignement ? d’autres influences f?minines; et, en voulant maladroitement les combattre, elle ne fit que l’?loigner davantage. En r?alit?, ils avaient toujours v?cu, l’un ? c?t? de l’autre, pr?occup?s chacun de soucis diff?rents et se faisant illusion sur ce qui les s?parait, gr?ce ? une communion de sympathies et d’antipathies ? fleur de peau, dont il ne resta plus rien quand de l’enfant (cet ?tre ambigu, encore tout impr?gn? de l’odeur de la femme) l’homme se d?gagea. Et Jacqueline disait, avec amertume, ? son fils:

– Je ne sais pas de qui tu tiens. Tu ne ressembles ni ? ton p?re, ni ? moi.

Elle achevait ainsi de lui faire sentir tout ce qui les s?parait; et il en ?prouvait un secret orgueil, m?l? de fi?vre inqui?te.

Les g?n?rations qui se suivent ont toujours un sentiment plus vif de ce qui les d?sunit que de ce qui les unit; elles ont besoin de s’affirmer leur importance de vivre, f?t-ce au prix d’une injustice ou d’un mensonge avec soi-m?me. Mais ce sentiment est, suivant l’?poque, plus ou moins aigu. Dans les ?ges classiques o? se r?alise, pour un temps, l’?quilibre des forces d’une civilisation, – ces hauts plateaux bord?s de pentes rapides, – la diff?rence de niveau est moins grande d’une g?n?ration ? l’autre. Mais dans les ?ges de renaissance ou de d?cadence, les jeunes hommes qui gravissent ou d?valent la pente vertigineuse laissent loin, par derri?re, ceux qui les pr?c?daient. – Georges, avec ceux de son ?ge, remontait la montagne.

Il n’avait rien de sup?rieur, ni par l’esprit, ni par le caract?re: une ?galit? d’aptitudes, dont aucune ne d?passait le niveau d’une ?l?gante m?diocrit?. Et cependant, il se trouvait, sans efforts, au d?but de sa carri?re, plus ?lev? de quelques marches que son p?re, qui avait d?pens?, dans sa trop courte vie, une somme incalculable d’intelligence et d’?nergie.

? peine les yeux de sa raison s’?taient ouverts au jour qu’il avait aper?u autour de lui cet amas de t?n?bres transperc?es de lueurs ?blouissantes, ces monceaux de connaissances et d’inconnaissances, de v?rit?s ennemies, d’erreurs contradictoires, o? son p?re avait fi?vreusement err?. Mais il avait en m?me temps pris conscience d’une arme qui ?tait en son pouvoir, et qu’Olivier n’avait jamais connue: sa force…

D’o? lui venait-elle?… Myst?res de ces r?surrections d’une race, qui s’endort ?puis?e, et se r?veille d?bordante, comme un torrent de montagne, au printemps!… Qu’allait-il faire de cette force? L’employer, ? son tour, ? explorer les fourr?s inextricables de la pens?e moderne? Ils ne l’attiraient point. Il sentait peser sur lui la menace des dangers qui s’y tenaient embusqu?s. Ils avaient ?cras? son p?re. Plut?t que de renouveler l’exp?rience et de rentrer dans la for?t magique, il y e?t mis le feu. Il n’avait fait qu’entr’ouvrir ces livres de sagesse ou de folie sacr?e dont Olivier s’?tait gris?: la piti? nihiliste de Tolstoy, le sombre orgueil destructeur d’Ibsen, la fr?n?sie de Nietzsche, le pessimisme h?ro?que et sensuel de Wagner. Il s’en ?tait d?tourn? avec un m?lange de col?re et d’effroi. Il ha?ssait la lign?e d’?crivains r?alistes qui, pendant un demi-si?cle, avaient tu? la joie de l’art. Il ne pouvait cependant effacer tout ? fait les ombres du triste r?ve dont son enfance avait ?t? berc?e. Il ne voulait pas regarder derri?re lui; mais il savait bien que derri?re lui, l’ombre ?tait. Trop sain pour chercher un d?rivatif ? son inqui?tude dans le scepticisme paresseux de l’?poque pr?c?dente, il abominait le dilettantisme des Renan et des Anatole France, comme une d?pravation de la libre intelligence, le rire sans gaiet?, l’ironie sans grandeur: moyen honteux, et bon pour des esclaves, qui jouent avec leurs cha?nes, impuissants ? les briser!

Trop vigoureux pour se satisfaire du doute, trop faible pour se cr?er une certitude, il la voulait, il la voulait! Il la demandait, il l’implorait, il l’exigeait. Et les ?ternels happeurs de popularit?, les faux grands ?crivains, les faux penseurs ? l’aff?t, exploitaient ce magnifique d?sir imp?rieux et angoiss?, en battant du tambour et faisant le boniment pour leur orvi?tan [9]. Du haut de ses tr?teaux, chacun de ces Hippocrates criait que son ?lixir ?tait le seul qui f?t bon, et d?criait les autres. Leurs secrets se valent tous. Aucun de ces marchands ne s’?tait donn? la peine de trouver des recettes nouvelles. Ils avaient ?t? chercher au fond de leurs armoires des flacons ?vent?s. La panac?e de l’un ?tait l’?glise catholique; de l’autre, la monarchie l?gitime; d’un troisi?me, la tradition classique. Il y avait de bons plaisants qui montraient le rem?de ? tous les maux dans le retour au latin. D’autres pr?naient s?rieusement, avec un verbe ?norme qui en imposait aux badauds, la domination de l’esprit m?diterran?en. (Ils eussent aussi bien parl?, en un autre moment, d’un esprit atlantique!) Contre les barbares du Nord et de l’Est, ils s’instituaient avec pompe les h?ritiers d’un nouvel empire romain… Des mots, des mots et des mots emprunt?s. Un fond de biblioth?que, qu’ils d?bitaient en plein vent. – Comme tous ses camarades, le jeune Jeannin allait de l’un ? l’autre vendeur, ?coutait la parade, se laissait parfois tenter, entrait dans la baraque, en ressortait d??u, un peu honteux d’avoir donn? son argent et son temps pour contempler de vieux clowns dans des maillots us?s. Et pourtant, telle est la force d’illusion de la jeunesse, telle sa certitude d’atteindre ? la certitude qu’? chaque promesse nouvelle d’un nouveau vendeur d’esp?rance, il se laissait reprendre. Il ?tait bien Fran?ais: il avait l’humeur frondeuse et un amour inn? de l’ordre. Il lui fallait un chef, et il ?tait incapable d’en supporter aucun: son ironie impitoyable les per?ait tous ? jour.