Georges, qui riait comme un fou, ? cette derni?re menace tomba dans un tel acc?s d’hilarit? qu’il en pleurait:
– Vieil ami, que tu es dr?le! Ah! tu es impayable! Voil? que tu m’injuries, pour t’avoir d?fendu! Une autre fois, je t’attaquerai. Peut-?tre que tu m’embrasseras.
Christophe s’interrompit; il ?treignit Georges, l’embrassa sur les deux joues, et puis, une seconde fois encore, et il dit:
– Mon petit!… Pardon. Je suis une vieille b?te… Mais aussi, cette nouvelle m’a boulevers? le sang. Quelle id?e de te battre! Est-ce qu’on se bat avec ces gens? Tu vas me promettre tout de suite que tu ne recommenceras plus jamais.
– Je ne promets rien du tout, dit Georges. Je fais ce qui me pla?t.
– Je te le d?fends, entends-tu. Si tu recommences, je ne veux plus te voir, je te d?savoue dans les journaux, je te…
– Tu me d?sh?rites, c’est entendu.
– Voyons, Georges, je t’en prie… ? quoi cela sert-il?
– Mon bon vieux, tu vaux mille fois mieux que moi, et tu sais infiniment plus de choses; mais pour ces canailles-l?, je les connais mieux que toi. Sois tranquille, cela servira: ils tourneront maintenant plus de sept fois dans leur bouche leur langue empoisonn?e, avant de t’injurier.
– Eh! que me font ces oisons? Je me moque de ce qu’ils peuvent dire.
– Mais moi, je ne m’en moque pas. M?le-toi de ce qui te regarde!
D?s lors, Christophe fut dans les transes qu’un article nouveau n’?veill?t la susceptibilit? de Georges. Il y avait quelque comique ? le voir, les jours qui suivirent, s’attabler au caf? et d?vorer les journaux, lui qui ne les lisait jamais, tout pr?t, au cas o? il y e?t trouv? un article injurieux, ? faire n’importe quoi (une bassesse, au besoin), pour emp?cher que ces lignes ne tombassent sous les yeux de Georges. Apr?s une semaine, il se rassura. Le petit avait raison. Son geste avait donn? ? r?fl?chir, pour le moment, aux aboyeurs. – Et Christophe, tout en bougonnant contre le jeune fou qui lui avait fait perdre huit jours de travail, se disait qu’apr?s tout il n’avait gu?re le droit de lui faire la le?on. Il se souvenait de certain jour, il n’y avait pas si longtemps, o? lui-m?me s’?tait battu, ? cause d’Olivier. Et il croyait entendre Olivier qui disait:
– Laisse, Christophe, je te rends ce que tu m’as pr?t?!
Si Christophe prenait ais?ment son parti des attaques contre lui, un autre ?tait fort loin de ce d?sint?ressement ironique. C’?tait Emmanuel.
L’?volution de la pens?e europ?enne allait grand train. On e?t dit qu’elle s’acc?l?rait avec les inventions m?caniques et les moteurs nouveaux. La provision de pr?jug?s et d’espoirs, qui suffisait nagu?re ? nourrir vingt ans d’humanit?, ?tait br?l?e en cinq ans. Les g?n?rations d’esprits galopaient, les unes derri?re les autres, et souvent par-dessus: le Temps sonnait la charge. – Emmanuel ?tait d?pass?.
Le chantre des ?nergies fran?aises n’avait jamais reni? l’id?alisme de son ma?tre, Olivier. Si passionn? que f?t son sentiment national, il se confondait avec son culte de la grandeur morale. S’il annon?ait dans ses vers, d’une voix ?clatante, le triomphe de la France, c’?tait qu’il adorait en elle, par un acte de foi, la pens?e la plus haute de l’Europe actuelle, l’Ath?na Nik? [10] le Droit victorieux qui prend sa revanche de la Force. – Et voici que la Force s’?tait r?veill?e, au c?ur m?me du Droit; et elle ressurgissait, dans sa fauve nudit?. La g?n?ration nouvelle, robuste et aguerrie, aspirait au combat et avait, avant la victoire, une mentalit? de vainqueur. Elle ?tait orgueilleuse de ses muscles, de sa poitrine ?largie, de ses sens vigoureux et affam?s de jouir, de ses ailes d’oiseau de proie qui plane sur les plaines; il lui tardait de s’abattre et d’essayer ses serres. Les prouesses de la race, les vols fous par-dessus les Alpes et les mers, les chevauch?es ?piques ? travers les sables africains, les nouvelles croisades, pas beaucoup moins mystiques, pas beaucoup plus int?ress?es que celles de Philippe-Auguste et de Villehardouin, achevaient de tourner la t?te ? la nation. Ces enfants qui n’avaient jamais vu la guerre que dans des livres n’avaient point de peine ? lui pr?ter des beaut?s. Ils se faisaient agressifs. Las de paix et d’id?es, ils c?l?braient «l’enclume des batailles», sur laquelle l’action aux poings sanglants reforgerait, un jour, la puissance fran?aise. Par r?action contre l’abus ?c?urant des id?ologies, ils ?rigeaient le m?pris de l’id?al en profession de foi. Ils mettaient de la forfanterie ? exalter le bon sens born?, le r?alisme violent, l’?go?sme national, sans pudeur, qui foule aux pieds la justice des autres et les autres nationalit?s, quand c’est utile ? la grandeur de la patrie. Ils ?taient x?nophobes, anti-d?mocrates, et – m?me les plus incroyants – pr?naient le retour au catholicisme, par besoin pratique de «canaliser l’absolu», d’enfermer l’infini sous la garde d’une puissance d’ordre et d’autorit?. Ils ne se contentaient pas de d?daigner – ils traitaient en malfaiteurs publics les doux radoteurs de la veille, les songe-creux id?alistes, les penseurs humanitaires. Emmanuel ?tait du nombre, aux yeux de ces jeunes gens. Il en souffrait cruellement, et il s’en indignait.
De savoir que Christophe ?tait victime, comme lui, – plus que lui, – de cette injustice, le lui rendit sympathique. Par sa mauvaise gr?ce, il l’avait d?courag? de venir le voir. Il ?tait trop orgueilleux pour para?tre le regretter, en se mettant ? sa recherche. Mais il r?ussit ? le rencontrer, comme par hasard, et il fit les premi?res avances. Apr?s quoi, son ombrageuse susceptibilit? ?tant en repos, il ne cacha pas le plaisir qu’il avait aux visites de Christophe. D?s lors, ils se r?unirent souvent, soit chez l’un, soit chez l’autre.
Emmanuel confiait ? Christophe sa ranc?ur. Il ?tait exasp?r? des critiques; et, trouvant que Christophe ne s’en ?mouvait pas assez, il lui faisait lire sur son propre compte des appr?ciations de journaux. On y accusait Christophe de ne pas savoir la grammaire de son art, d’ignorer l’harmonie, d’avoir pill? ses confr?res, et de d?shonorer la musique. On l’y nommait: «Ce vieil agit?»… On y disait: «Nous en avons assez, de ces convulsionnaires! Nous sommes l’ordre, la raison, l’?quilibre classique…»
Christophe s’en divertissait.
– C’est la loi, disait-il. Les jeunes gens jettent les vieux dans la fosse… De mon temps, il est vrai, on attendait qu’un homme e?t soixante ans, pour le traiter de vieillard. On va plus vite, aujourd’hui… La t?l?graphie sans fils, les a?roplanes… Une g?n?ration est plus vite fourbue… Pauvres diables! ils n’en ont pas pour longtemps! Qu’ils se h?tent de nous m?priser et de se pavaner au soleil!
Mais Emmanuel n’avait pas cette belle sant?. Intr?pide de pens?e, il ?tait en proie ? ses nerfs maladifs; ?me ardente en un corps rachitique, il lui fallait le combat, et il n’?tait pas fait pour le combat. L’animosit? de certains jugements le blessait jusqu’au sang.
– Ah! disait-il, si les critiques savaient le mal qu’ils font aux artistes, par un de ces mots injustes jet?s au hasard, ils auraient honte de leur m?tier.
– Mais ils le savent, mon bon ami. C’est leur raison de vivre. Il faut bien que tout le monde vive.
– Ce sont des bourreaux. On est ensanglant? par la vie, ?puis? par la lutte qu’il faut livrer ? l’art. Au lieu de vous tendre la main, de parler de vos faiblesses avec mis?ricorde, de vous aider fraternellement ? les r?parer, ils sont l? qui, les mains dans leurs poches, vous regardent hisser votre charge sur la pente, et qui disent: «Pourra pas!…» Et quand on est au fa?te, disent, les uns: «Oui, mais ce n’est pas ainsi qu’il fallait monter.» Tandis que les autres, obstin?s, r?p?tent: «N’a pas pu!…» Bien heureux, quand ils ne vous lancent pas dans les jambes des pierres, pour vous faire tomber!
– Bah! il se trouve aussi, parfois, dans le nombre, deux ou trois braves gens; et quel bien ils peuvent faire! Les m?chantes b?tes, il y en a partout; cela ne tient pas au m?tier. Connais-tu rien de pire, dis-moi, qu’un artiste sans bont?, vaniteux et aigri, pour qui le monde est une proie, qu’il enrage de ne pouvoir mastiquer? Il faut s’armer de patience. Point de mal, qui ne puisse servir ? quelque bien. Le pire critique nous est utile; il est un entra?neur; il ne nous permet pas de fl?ner sur la route. Chaque fois que nous croyons ?tre au but, la meute nous mord les fesses. En marche! Plus loin! Plus haut! Elle se lassera plut?t de me poursuivre, que moi de marcher devant elle. Redis-moi le mot arabe: «On ne tourmente pas les arbres st?riles. Ceux-l? seuls sont battus de pierres, dont le front est couronn? de fruits d’or…» Plaignons les artistes qu’on ?pargne. Ils resteront ? mi-chemin, paresseusement assis. Quand ils voudront se relever, leurs jambes courbatur?es se refuseront ? marcher. Vivent mes amis les ennemis! Ils m’ont fait plus de bien, dans ma vie, que mes ennemis les amis!