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Christophe poussait des cris inarticul?s; sa main, sur le drap qu’elle serrait, faisait le geste d’?crire; et son cerveau ?puis?, machinalement continuait ? chercher de quels ?l?ments ?taient faits ces accords et ce qu’ils annon?aient. Il n’y parvenait point: l’?motion faisait l?cher prise. Il recommen?ait… Ah! cette fois, c’?tait trop…

– Arr?tez, arr?tez, je n’en puis plus…

Sa volont? se desserra tout ? fait. De douceur, Christophe ferma les yeux. Des larmes de bonheur coulaient de ses paupi?res closes. La petite fille qui le gardait, sans qu’il s’en aper??t, pieusement les essuya. Il ne sentait plus rien de ce qui se passait ici-bas. L’orchestre s’?tait tu, le laissant sur une harmonie vertigineuse, dont l’?nigme n’?tait pas r?solue. Le cerveau, obstin?, r?p?tait:

– Mais quel est cet accord? Comment sortir de l?? Je voudrais pourtant bien trouver l’issue, avant la fin…

Des voix s’?levaient maintenant. Une voix passionn?e. Les yeux tragiques d’Anna… Mais dans le m?me instant, ce n’?tait plus Anna. Ces yeux pleins de bont?…

– Grazia, est-ce toi?… Qui de vous? Qui de vous? Je ne vous vois plus bien… Pourquoi donc le soleil est-il si long ? venir?

Trois cloches tranquilles sonn?rent. Les moineaux, ? la fen?tre, p?piaient pour lui rappeler l’heure o? il leur donnait les miettes du d?jeuner… Christophe revit en r?ve sa petite chambre d’enfant… Les cloches, voici l’aube! Les belles ondes sonores coulent dans l’air l?ger. Elles viennent de tr?s loin, des villages l?-bas… Le grondement du fleuve monte derri?re la maison… Christophe se retrouve accoud?, ? la fen?tre de l’escalier. Toute sa vie coulait sous ses yeux, comme le Rhin. Toute sa vie, toutes ses vies, Louisa, Gottfried, Olivier, Sabine…

– M?re, amantes, amis… Comment est-ce qu’ils se nomment?… Amour, o? ?tes-vous? O? ?tes-vous, mes ?mes? Je sais que vous ?tes l?, et je ne puis vous saisir.

– Nous sommes avec toi. Paix, notre bien-aim?!

– Je ne veux plus vous perdre. Je vous ai tant cherch?s!

– Ne te tourmente pas. Nous ne te quitterons plus.

– H?las! le flot m’emporte.

– Le fleuve qui t’emporte, nous emporte avec toi.

– O? allons-nous?

– Au lieu o? nous serons r?unis.

– Sera-ce bient?t?

– Regarde!

Et Christophe, faisant un supr?me effort pour soulever la t?te, – (Dieu! qu’elle ?tait pesante!) – vit le fleuve d?bord?, couvrant les champs, roulant auguste, lent, presque immobile. Et, comme une lueur d’acier, au bord de l’horizon, semblait courir vers lui une ligne de flots d’argent, qui tremblaient au soleil. Le bruit de l’Oc?an… Et son c?ur, d?faillant, demanda:

– Est-ce Lui?

La voix de ses aim?s lui r?pondit:

– C’est Lui.

Tandis que le cerveau, qui mourait, se disait:

– La porte s’ouvre… Voici l’accord que je cherchais!… Mais ce n’est pas la fin? Quels espaces nouveaux!… Nous continuerons demain.

? joie, joie de se voir dispara?tre dans la paix souveraine du Dieu, qu’on s’est efforc? de servir, toute sa vie!…

– Seigneur, n’es-tu pas trop m?content de ton serviteur? J’ai fait si peu! Je ne pouvais davantage… J’ai lutt?, j’ai souffert, j’ai err?, j’ai cr??. Laisse-moi prendre haleine dans tes bras paternels. Un jour, je rena?trai, pour de nouveaux combats.

Et le grondement du fleuve, et la mer bruissante chant?rent avec lui:

– Tu rena?tras. Repose! Tout n’est plus qu’un seul c?ur. Sourire de la nuit et du jour enlac?s. Harmonie, couple auguste de l’amour et de la haine! Je chanterai le Dieu aux deux puissantes ailes. Hosanna ? la vie! Hosanna ? la mort!

*

Saint Christophe a travers? le fleuve. Toute la nuit, il a march? contre le courant. Comme un rocher, son corps aux membres athl?tiques ?merge au-dessus des eaux. Sur son ?paule gauche est l’Enfant, fr?le et lourd. Saint Christophe s’appuie sur un pin arrach?, qui ploie. Son ?chine aussi ploie. Ceux qui l’ont vu partir ont dit qu’il n’arriverait point. Et l’ont suivi longtemps leurs railleries et leurs rires. Puis, la nuit est tomb?e, et ils se sont lass?s. ? pr?sent, Christophe est trop loin pour que les cris l’atteignent de ceux rest?s l?-bas. Dans le bruit du torrent, il n’entend que la voix tranquille de l’Enfant, qui tient de son petit poing une m?che cr?pue sur le front du g?ant, et qui r?p?te: «Marche!» – Il marche, le dos courb?, les yeux, droit devant lui, fix?s sur la rive obscure, dont les escarpements commencent ? blanchir.

Soudain, l’ang?lus tinte, et le troupeau des cloches s’?veille en bondissant. Voici l’aurore nouvelle! Derri?re la falaise, qui dresse sa noire fa?ade, le soleil invisible monte dans un ciel d’or. Christophe, pr?s de tomber, touche enfin ? la rive. Et il dit ? l’Enfant:

– Nous voici arriv?s! Comme tu ?tais lourd! Enfant, qui donc es-tu?

Et l’Enfant dit:

– Je suis le jour qui va na?tre.

FIN

ADIEU ? JEAN-CHRISTOPHE

J’ai ?crit la trag?die d’une g?n?ration qui va dispara?tre. Je n’ai cherch? ? rien dissimuler de ses vices et de ses vertus, de sa tristesse pesante, de son orgueil chaotique, de ses efforts h?ro?ques et de ses accablements sous l’?crasant fardeau d’une t?che surhumaine; toute une Somme du monde, une morale, une esth?tique, une foi, une humanit? nouvelle ? refaire. – Voil? ce que nous f?mes.

Hommes d’aujourd’hui, jeunes hommes, ? votre tour! Faites-vous de nos corps un marchepied, et allez de l’avant. Soyez plus grands et plus heureux que nous.

Moi-m?me, je dis adieu ? mon ?me pass?e; je la rejette derri?re moi, comme une enveloppe vide. La vie est une suite de morts et de r?surrections. Mourons, Christophe, pour rena?tre!

R. R.

Octobre 1912.

CHRISTOFORI FACIEM DIE QUACUMQUE TUERIS,
ILLA NEMPE DIE NON MORTE MALA MORIERIS.

[1] Giuseppe Prezzolini, qui dirigeait alors, avec Giovanni Papini, le groupe de la Voce.

[2] Quand une chose est arriv?e, m?me les sots la comprennent.

[3] Escroc, imposteur, simulateur, trompeur. (Note du correcteur – ELG.)

[4] Princesse italienne du XVe si?cle, qui retourna des ?meutes en sa faveur et, dot?e d’un temp?rament volontaire et ind?pendant, repr?senta l’id?al f?minin de la renaissance italienne. (Note du correcteur – ELG.)

[5] Ce mot d?signa d'abord tout alliage dans lequel le m?tal pr?cieux ?tait en quantit? moindre que les m?taux inf?rieurs, et, par suite, toute monnaie d'or et surtout d'argent, o? le cuivre se trouvait dans une proportion sup?rieure au titre l?gal. (Note du correcteur – ELG.)

[6] Dans la mythologie grecque, Th?mis est la conseill?re de Zeus, charg?e de faire r?gner la loi. (Note du correcteur – ELG.)

[7] Empereur de Byzance, surtout connu pour avoir fait publier un manuel de droit ? l’usage des ?tudiants. (Note du correcteur – ELG.)

[8] Bataille gagn?e au prix de lourdes pertes. (Note du correcteur – ELG.)

[9] Rem?de cens? gu?rir tous les maux et vendu par des charlatans. (Note du correcteur – ELG.)

[10] Ath?na Nik? ou Nik? est la victoire personnifi?e. (Note du correcteur – ELG.)

[11] Lieu pr?sum? du tombeau de Mo?se. (Note du correcteur – ELG.)

[12] Publi?e en 1912.

[13] Sic. (Note du correcteur – ELG.)

[14] «J'ai mon compte, fr?re, sauve-toi!»