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– «Je connais cela, je connais cela…»

En art comme en politique, la même anarchie intolérante, toujours. Sur la place, la même Foire. Seulement, les acteurs avaient changé de rôles. Les révolutionnaires de son temps étaient devenus des bourgeois; les surhommes, des hommes à la mode. Les indépendants d’autrefois essayaient d’étouffer les indépendants d’aujourd’hui. Les jeunes d’il y a vingt ans étaient à présent plus conservateurs que les vieux qu’ils combattaient naguère; et leurs critiques refusaient le droit de vivre aux nouveaux venus. En apparence, rien n’était différent.

Et tout avait changé…

*

«Mon amie, pardonnez-moi! Vous êtes bonne de ne pas m’en avoir voulu de mon silence. Votre lettre m’a fait un grand bien. J’ai passé quelques semaines dans un terrible désarroi. Tout me manquait. Je vous avais perdue. Ici, le vide affreux de ceux que j’ai perdus. Tous les anciens amis dont je vous ai parlé, disparus. Philomèle – (vous vous souvenez de la voix qui chantait, en ce soir triste et cher où, errant parmi la foule d’une fête, je revis dans un miroir vos yeux qui me regardaient) – Philomèle a réalisé son rêve raisonnable: un petit héritage lui est venu; elle est en Normandie; elle possède une ferme qu’elle dirige. M. Arnaud a pris sa retraite; il est retourné avec sa femme dans leur province, une petite ville du côté d’Angers. Des illustres de mon temps, beaucoup sont morts ou se sont effondrés; seuls, quelques vieux mannequins, qui jouaient il y a vingt ans les jeunes premiers de l’art et de la politique, les jouent encore aujourd’hui, avec le même faux visage. En dehors de ces masques, je ne reconnaissais personne. Ils me faisaient l’effet de grimacer sur un tombeau. C’était un sentiment affreux. – De plus, les premiers temps après mon arrivée, j’ai souffert physiquement de la laideur des choses, de la lumière grise du Nord, au sortir de votre soleil d’or; l’entassement des maisons blafardes, la vulgarité de lignes de certains dômes, de certains monuments, qui ne m’avait jamais frappé jusque-là, me blessait cruellement. L’atmosphère morale ne m’était pas plus agréable.

«Pourtant, je n’ai pas à me plaindre des Parisiens. L’accueil que j’ai trouvé ne ressemble guère à celui que je reçus autrefois. Il paraît que, pendant mon absence, je suis devenu une manière de célébrité. Je ne vous en parle pas, je sais ce qu’elle vaut. Toutes les choses aimables que ces gens disent ou écrivent sur moi me touchent; je leur en suis obligé. Mais que vous dirai-je? Je me sentais plus près de ceux qui me combattaient autrefois que de ceux qui me louent aujourd’hui… La faute en est à moi, je le sais. Ne me grondez pas! J’ai eu un moment de trouble. Il fallait s’y attendre. Maintenant, c’est fini. J’ai compris. Oui, vous avez eu raison de me renvoyer parmi les hommes. J’étais en train de m’ensabler dans ma solitude. Il est malsain de jouer les Zarathoustra. Le flot de la vie s’en va, s’en va de nous. Vient un moment, où l’on n’est plus qu’un désert. Pour creuser jusqu’au fleuve un nouveau chenal dans le sable, il faut bien des journées de fatigue. – C’est fait. Je n’ai plus le vertige. J’ai rejoint le courant. Je regarde et je vois…

«Mon amie, quel peuple étrange que ces Français! Il y a vingt ans, je les croyais finis… Ils recommencent. Mon cher compagnon Jeannin me l’avait bien prédit. Mais je le soupçonnais de se faire illusion. Le moyen d’y croire, alors! La France était, comme leur Paris, pleine de démolitions, de plâtras et de trous. Je disais: «Ils ont tout détruit… Quelle race de rongeurs!» – Une race de castors. Dans l’instant qu’on les croit acharnés sur des ruines, avec ces ruines mêmes ils posent les fondations d’une ville nouvelle. Je le vois à présent que les échafaudages s’élèvent de tous côtés

«Wenn ein Ding geschehen,

Selbst die Narren es verstehen… [2]

«À la vérité, c’est toujours le même désordre français. Il faut y être habitué pour reconnaître, dans la cohue qui se heurte en tous sens, les équipes d’ouvriers qui vont chacune à sa tâche. Ce sont des gens, comme vous savez, qui ne peuvent rien faire sans crier sur les toits ce qu’ils font. Ce sont aussi des gens qui ne peuvent rien faire, sans dénigrer ce que les voisins font. Il y a de quoi troubler les têtes les plus solides. Mais quand on a vécu, ainsi que moi, près de dix ans chez eux, on n’est plus dupe de leur vacarme. On s’aperçoit que c’est leur façon de s’exciter au travail. Tout en parlant, ils agissent; et, chacun des chantiers bâtissant sa maison, il se trouve qu’à la fin la ville est rebâtie. Le plus fort, c’est que l’ensemble des constructions n’est pas trop discordant. Ils ont beau soutenir des thèses opposées, ils ont tous la caboche faite de même. De sorte que, sous leur anarchie, il y a des instincts communs, il y a une logique de race qui leur tient lieu de discipline, et que cette discipline est peut-être, au bout du compte, plus solide que celle d’un régiment prussien.

«C’est partout le même élan, la même fièvre de bâtisse: en politique, où socialistes et nationalistes travaillent à l’envi à resserrer les rouages du pouvoir relâché; en art, dont les uns veulent refaire un vieil hôtel aristocratique pour des privilégiés, les autres un vaste hall ouvert aux peuples, où chante l’âme collective: reconstructeurs du passé, constructeurs de l’avenir. Quoi qu’ils fassent d’ailleurs, ces ingénieux animaux refont toujours les mêmes cellules. Leur instinct de castors ou d’abeilles leur fait, à travers les siècles, accomplir les mêmes gestes, retrouver les mêmes formes. Les plus révolutionnaires sont peut-être, à leur insu, ceux qui se rattachent aux traditions les plus anciennes. J’ai trouvé dans les syndicats et chez les plus marquants des jeunes écrivains, des âmes du moyen âge.

«Maintenant que je me suis réhabitué à leurs façons tumultueuses, je les regarde travailler, avec plaisir. Parlons franc: je suis un trop vieil ours, pour me sentir jamais à l’aise dans aucune de leurs maisons; j’ai besoin de l’air libre. Mais quels bons travailleurs! C’est leur plus haute vertu. Elle relève les plus médiocres et les plus corrompus. Et puis, chez leurs artistes, quel sens de la beauté! Je le remarquais moins autrefois. Vous m’avez appris à voir. Mes yeux se sont ouverts, à la lumière de Rome. Vos hommes de la Renaissance m’ont fait comprendre ceux-ci. Une page de Debussy, un torse de Rodin, une phrase de Suarès, sont de la même lignée que vos cinquecentisti.

«Ce n’est pas que beaucoup de choses ne me déplaisent ici. J’ai retrouvé mes vieilles connaissances de la foire sur la Place, qui m’ont jadis causé tant de saintes colères. Ils n’ont guère changé. Mais moi, hélas! j’ai changé. Je n’ose plus être sévère. Quand je me sens l’envie de juger durement l’un d’entre eux, je me dis: «Tu n’en as pas le droit. Tu as fait pis que ces hommes, toi qui te croyais fort.» J’ai appris aussi à voir que rien n’existait d’inutile, et que les plus vils ont leur rôle dans le plan de la tragédie. Les dilettantes dépravés, les fétides amoralistes, ont accompli leur tâche de termites: il fallait démolir la masure branlante, avant de réédifier. Les Juifs ont obéi à leur mission sacrée, qui est de rester, à travers les autres races, le peuple étranger, le peuple qui tisse, d’un bout à l’autre du monde, le réseau de l’unité humaine. Ils abattent les barrières intellectuelles des nations, pour faire le champ libre à la Raison divine. Les pires corrupteurs, les destructeurs ironiques qui ruinent nos croyances du passé, qui tuent nos morts bien-aimés, travaillent, sans le savoir, à l’œuvre sainte, à la nouvelle vie. C’est de la même façon que l’intérêt féroce des banquiers cosmopolites, au prix de combien de désastres! édifie, qu’ils le veuillent ou non, l’unité future du monde, côte à côte avec les révolutionnaires qui les combattent, et bien plus sûrement que les niais pacifistes.