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«Vous le voyez, je vieillis. Je ne mords plus. Mes dents sont usées. Quand je vais au théâtre, je ne suis plus de ces spectateurs naïfs qui apostrophent les acteurs et insultent le traître.

«Grâce tranquille, je ne vous parle que de moi; et pourtant je ne pense qu’à vous. Si vous saviez combien mon moi m’importune! Il est oppressif et absorbant. C’est un boulet, que Dieu m’a attaché au cou. Comme j’aurais voulu le déposer à vos pieds! Mais le triste cadeau!… Vos pieds sont faits pour fouler la terre douce et le sable qui chante sous les pas. Je les vois, ces chers pieds, nonchalamment qui passent sur les pelouses parsemées d’anémones… (Êtes-vous retournée à la villa Doria?)… Les voici déjà las! Je vous vois maintenant à demi étendue dans votre retraite favorite, au fond de votre salon, accoudée, tenant un livre que vous ne lisez pas. Vous m’écoutez avec bonté, sans faire bien attention à ce que je vous dis: car je suis ennuyeux; et, pour prendre patience, de temps en temps, vous retournez à vos propres pensées; mais vous êtes courtoise et, veillant à ne pas me contrarier, lorsqu’un mot par hasard vous fait revenir de très loin, vos yeux distraits se hâtent de prendre un air intéressé. Et moi, je suis aussi loin que vous de ce que je dis; moi aussi, j’entends à peine le bruit de mes paroles; et tandis que j’en suis le reflet sur votre beau visage, j’écoute au fond de moi de tout autres paroles, que je ne vous dis pas. Celles-là, Grâce tranquille, tout au rebours des autres, vous les entendez bien; mais vous faites semblant de ne pas les entendre.

«Adieu. Je crois que vous me reverrez, sous peu. Je ne languirai pas ici. Qu’y ferais-je, à présent que mes concerts sont donnés? – J’embrasse vos enfants, sur leurs bonnes petites joues. L’étoffe en est la vôtre. Il faut bien se contenter!…

Christophe.»

*

«Grâce tranquille» répondit:

«Mon ami, j’ai reçu votre lettre dans le petit coin du salon, que vous vous rappelez si bien; et je vous ai lu, comme je sais lire, en laissant de temps en temps votre lettre reposer, et en faisant comme elle. Ne vous moquez pas! C’était afin qu’elle durât plus longtemps. Ainsi nous avons passé toute une après-midi. Les enfants m’ont demandé ce que je lisais toujours. J’ai dit que c’était une lettre de vous. Aurora a regardé le papier, avec commisération, et elle a dit: «Comme ça doit être ennuyeux d’écrire une si longue lettre!» J’ai tâché de lui faire comprendre que ce n’était pas un pensum que je vous avais donné, mais une conversation que nous avions ensemble. Elle a écouté sans mot dire, puis elle s’est sauvée avec son frère, pour jouer dans la chambre voisine; et, quelque temps après, comme Lionello était bruyant, j’ai entendu Aurora qui disait: «Il ne faut pas crier; maman fait la conversation avec signor Christophe.»

«Ce que vous me dites des Français m’intéresse, et ne me surprend pas. Vous vous souvenez que je vous ai reproché d’être injuste envers eux. On peut ne pas les aimer. Mais quel peuple intelligent! Il y a des peuples médiocres, que sauve leur bon cœur ou leur vigueur physique. Les Français sont sauvés par leur intelligence. Elle lave toutes leurs faiblesses. Elle les régénère. Quand on les croit tombés, abattus, pervertis, ils retrouvent une nouvelle jeunesse dans la source perpétuellement jaillissante de leur esprit.

«Mais il faut que je vous gronde. Vous me demandez pardon de ne me parler que de vous. Vous êtes un ingannatore [3]. Vous ne me dites rien de vous. Rien de ce que vous avez fait. Rien de ce que vous avez vu. Il a fallu que ma cousine Colette – (pourquoi n’allez-vous pas la voir?) – m’envoyât sur vos concerts des coupures de journaux, pour que je fusse informée de vos succès. Vous ne m’en dites qu’un mot, en passant. Êtes-vous si détaché de tout?… Ce n’est pas vrai. Dites-moi que cela vous fait plaisir!… Cela doit vous faire plaisir, d’abord parce que cela me fait plaisir. Je n’aime pas à vous voir un air désabusé. Le ton de votre lettre était mélancolique. Il ne faut pas… C’est bien, que vous soyez plus juste pour les autres. Mais ce n’est pas une raison pour vous accabler, comme vous faites, en disant que vous êtes pire que les pires d’entre eux. Un bon chrétien vous louerait. Moi, je vous dis que c’est mal. Je ne suis pas un bon chrétien. Je suis une bonne Italienne, qui n’aime pas qu’on se tourmente avec le passé. Le présent suffit bien. Je ne sais pas au juste tout ce que vous avez pu faire jadis. Vous m’en avez dit quelques mots, et je crois avoir deviné le reste. Ce n’était pas très beau; mais vous ne m’en êtes pas moins cher. Pauvre Christophe, une femme n’arrive pas à mon âge sans savoir qu’un brave homme est bien faible souvent! Si on ne savait sa faiblesse, on ne l’aimerait pas autant. Ne pensez plus à ce que vous avez fait. Pensez à ce que vous ferez. Ça ne sert à rien de se repentir. Se repentir, c’est revenir en arrière. Et en bien comme en mal, il faut toujours avancer. Sempre avanti, Savoia!… Si vous croyez que je vais vous laisser revenir à Rome! Vous n’avez rien à faire ici. Restez à Paris, créez, agissez, mêlez-vous à la vie artistique. Je ne veux pas que vous renonciez. Je veux que vous fassiez de belles choses, je veux qu’elles réussissent, je veux que vous soyez fort, pour aider les jeunes Christophes nouveaux, qui recommencent les mêmes luttes et passent par les mêmes épreuves. Cherchez-les, aidez-les, soyez meilleur pour vos cadets que vos aînés n’ont été pour vous. – Et enfin, je veux que vous soyez fort, afin que je sache que vous êtes fort: vous ne vous doutez pas de la force que cela me donne à moi-même.

«Je vais presque chaque jour, avec les petits, à la villa Borghèse. Avant-hier, nous avons été, en voiture, à Ponte Molle, et nous avons fait à pied le tour de Monte Mario. Vous calomniez mes pauvres jambes. Elles sont fâchées contre vous. – «Qu’est-ce qu’il dit, ce monsieur, que nous sommes tout de suite lasses, pour avoir fait dix pas à la villa Doria? Il ne nous connaît point. Si nous n’aimons pas trop à nous donner de la peine, c’est que nous sommes paresseuses, ce n’est pas que nous ne pouvons pas…» Vous oubliez, mon ami, que je suis une petite paysanne…

«Allez voir ma cousine Colette. Lui en voulez-vous encore? C’est une bonne femme, au fond. Et elle ne jure plus que par vous. Il paraît que les Parisiennes sont folles de votre musique. Il ne tient qu’à mon ours de Berne d’être un lion de Paris. Avez-vous reçu des lettres? Vous a-t-on fait des déclarations? Vous ne me parlez d’aucune femme. Seriez-vous amoureux? Racontez-moi. Je ne suis pas jalouse.

Votre amie G.»

*

– «Si vous croyez que je vous sais gré de votre dernière phrase! Plût à Dieu, Grâce moqueuse, que vous fussiez jalouse! Mais ne comptez pas sur moi, pour vous apprendre à l’être. Je n’ai aucun béguin pour ces folles Parisiennes, comme vous les appelez. Folles? Elles voudraient bien l’être. C’est ce qu’elles sont le moins. N’espérez pas qu’elles me tournent la tête. Il y aurait peut-être plus de chances pour cela, si elles étaient indifférentes à ma musique. Mais il est trop vrai, elles l’aiment; et le moyen de garder des illusions! Lorsque quelqu’un vous dit qu’il vous comprend, c’est alors qu’on est sûr qu’il ne vous comprendra jamais…