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– Je ne sais pas de qui tu tiens. Tu ne ressembles ni à ton père, ni à moi.

Elle achevait ainsi de lui faire sentir tout ce qui les séparait; et il en éprouvait un secret orgueil, mêlé de fièvre inquiète.

Les générations qui se suivent ont toujours un sentiment plus vif de ce qui les désunit que de ce qui les unit; elles ont besoin de s’affirmer leur importance de vivre, fût-ce au prix d’une injustice ou d’un mensonge avec soi-même. Mais ce sentiment est, suivant l’époque, plus ou moins aigu. Dans les âges classiques où se réalise, pour un temps, l’équilibre des forces d’une civilisation, – ces hauts plateaux bordés de pentes rapides, – la différence de niveau est moins grande d’une génération à l’autre. Mais dans les âges de renaissance ou de décadence, les jeunes hommes qui gravissent ou dévalent la pente vertigineuse laissent loin, par derrière, ceux qui les précédaient. – Georges, avec ceux de son âge, remontait la montagne.

Il n’avait rien de supérieur, ni par l’esprit, ni par le caractère: une égalité d’aptitudes, dont aucune ne dépassait le niveau d’une élégante médiocrité. Et cependant, il se trouvait, sans efforts, au début de sa carrière, plus élevé de quelques marches que son père, qui avait dépensé, dans sa trop courte vie, une somme incalculable d’intelligence et d’énergie.

À peine les yeux de sa raison s’étaient ouverts au jour qu’il avait aperçu autour de lui cet amas de ténèbres transpercées de lueurs éblouissantes, ces monceaux de connaissances et d’inconnaissances, de vérités ennemies, d’erreurs contradictoires, où son père avait fiévreusement erré. Mais il avait en même temps pris conscience d’une arme qui était en son pouvoir, et qu’Olivier n’avait jamais connue: sa force…

D’où lui venait-elle?… Mystères de ces résurrections d’une race, qui s’endort épuisée, et se réveille débordante, comme un torrent de montagne, au printemps!… Qu’allait-il faire de cette force? L’employer, à son tour, à explorer les fourrés inextricables de la pensée moderne? Ils ne l’attiraient point. Il sentait peser sur lui la menace des dangers qui s’y tenaient embusqués. Ils avaient écrasé son père. Plutôt que de renouveler l’expérience et de rentrer dans la forêt magique, il y eût mis le feu. Il n’avait fait qu’entr’ouvrir ces livres de sagesse ou de folie sacrée dont Olivier s’était grisé: la pitié nihiliste de Tolstoy, le sombre orgueil destructeur d’Ibsen, la frénésie de Nietzsche, le pessimisme héroïque et sensuel de Wagner. Il s’en était détourné avec un mélange de colère et d’effroi. Il haïssait la lignée d’écrivains réalistes qui, pendant un demi-siècle, avaient tué la joie de l’art. Il ne pouvait cependant effacer tout à fait les ombres du triste rêve dont son enfance avait été bercée. Il ne voulait pas regarder derrière lui; mais il savait bien que derrière lui, l’ombre était. Trop sain pour chercher un dérivatif à son inquiétude dans le scepticisme paresseux de l’époque précédente, il abominait le dilettantisme des Renan et des Anatole France, comme une dépravation de la libre intelligence, le rire sans gaieté, l’ironie sans grandeur: moyen honteux, et bon pour des esclaves, qui jouent avec leurs chaînes, impuissants à les briser!

Trop vigoureux pour se satisfaire du doute, trop faible pour se créer une certitude, il la voulait, il la voulait! Il la demandait, il l’implorait, il l’exigeait. Et les éternels happeurs de popularité, les faux grands écrivains, les faux penseurs à l’affût, exploitaient ce magnifique désir impérieux et angoissé, en battant du tambour et faisant le boniment pour leur orviétan [9]. Du haut de ses tréteaux, chacun de ces Hippocrates criait que son élixir était le seul qui fût bon, et décriait les autres. Leurs secrets se valent tous. Aucun de ces marchands ne s’était donné la peine de trouver des recettes nouvelles. Ils avaient été chercher au fond de leurs armoires des flacons éventés. La panacée de l’un était l’Église catholique; de l’autre, la monarchie légitime; d’un troisième, la tradition classique. Il y avait de bons plaisants qui montraient le remède à tous les maux dans le retour au latin. D’autres prônaient sérieusement, avec un verbe énorme qui en imposait aux badauds, la domination de l’esprit méditerranéen. (Ils eussent aussi bien parlé, en un autre moment, d’un esprit atlantique!) Contre les barbares du Nord et de l’Est, ils s’instituaient avec pompe les héritiers d’un nouvel empire romain… Des mots, des mots et des mots empruntés. Un fond de bibliothèque, qu’ils débitaient en plein vent. – Comme tous ses camarades, le jeune Jeannin allait de l’un à l’autre vendeur, écoutait la parade, se laissait parfois tenter, entrait dans la baraque, en ressortait déçu, un peu honteux d’avoir donné son argent et son temps pour contempler de vieux clowns dans des maillots usés. Et pourtant, telle est la force d’illusion de la jeunesse, telle sa certitude d’atteindre à la certitude qu’à chaque promesse nouvelle d’un nouveau vendeur d’espérance, il se laissait reprendre. Il était bien Français: il avait l’humeur frondeuse et un amour inné de l’ordre. Il lui fallait un chef, et il était incapable d’en supporter aucun: son ironie impitoyable les perçait tous à jour.

En attendant qu’il en eût trouvé un qui lui livrât le mot de l’énigme,… il n’avait pas le temps d’attendre! Il n’était pas homme à se contenter, comme son père, de rechercher, toute sa vie, la vérité. Sa jeune force impatiente voulait se dépenser. Avec ou sans motif, il voulait se décider. Agir, employer, user son énergie. Les voyages, les jouissances de l’art, la musique surtout dont il s’était gorgé, lui avaient été d’abord une diversion intermittente et passionnée. Joli garçon, précoce, livré aux tentations, il découvrit de bonne heure le monde de l’amour aux dehors enchantés, et il s’y jeta, avec un emportement de joie poétique et gourmande. Puis, ce Chérubin, naïf et insatiable avec impertinence, se dégoûta des femmes: il lui fallait l’action. Alors, il se livra aux sports, avec fureur. Il essaya de tous, il les pratiqua tous. Il fut assidu aux tournois d’escrime, aux matches de boxe; il fut champion français pour la course et le saut en hauteur, chef d’une équipe de foot-ball. Avec quelques jeunes fous de sa sorte, riches et casse-cou, il rivalisa de témérité dans des courses en auto, absurdes et forcenées, de vraies courses à la mort. Enfin, il délaissa tout pour le hochet nouveau. Il partagea le délire des foules pour les machines volantes. Aux fêtes d’aviation qui se tinrent à Reims, il hurla, il pleura de joie, avec trois cent mille hommes; il se sentait uni avec un peuple entier, dans une jubilation de foi; les oiseaux humains, qui passaient au-dessus d’eux, les emportaient dans leur essor; pour la première fois depuis l’aurore de la grande Révolution, ces multitudes entassées levaient les yeux au ciel et le voyaient s’ouvrir… – À l’effroi de sa mère, le jeune Jeannin déclara qu’il voulait se mêler à la troupe des conquérants de l’air. Jacqueline le supplia de renoncer à cette ambition périlleuse. Elle le lui ordonna. Il n’en fit qu’à sa tête. Christophe, en qui Jacqueline avait cru trouver un allié, se contenta de donner au jeune homme quelques conseils de prudence, qu’au reste il était sûr que Georges ne suivrait point: (car il ne les eût pas suivis, à sa place). Il ne se croyait pas permis – même s’il l’avait pu – d’entraver le jeu sain et normal de jeunes forces qui, contraintes à l’inaction, se fussent tournées vers leur propre destruction.