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Mr Honeyfoot était un gentleman de haute taille, gai et souriant, débordant d’énergie, qui aimait toujours réaliser ou agiter des projets, songeant rarement à s’interroger sur leur utilité. La présente tâche lui rappelait fortement les grands magiciens médiévaux[2] qui, chaque fois qu’ils avaient à résoudre un problème en apparence impossible, partaient pendant un an et un jour, accompagnés seulement d’un ou deux serviteurs enchantés[3] pour les guider. À la fin de cette période, ils ne manquaient jamais de trouver la solution. Mr Honeyfoot confia à Mr Segundus que, selon son opinion, on ne pouvait mieux faire qu’imiter ces grands hommes, dont certains avaient gagné les régions les plus reculées d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande (où la magie était encore très forte), tandis que d’autres avaient quitté ce monde – personne ne sachant pour l’heure où ils avaient couru ni ce qu’ils avaient fait une fois rendus là-bas. Mr Honeyfoot ne proposa pas d’aller si loin ; en fait, il ne souhaitait pas s’éloigner à cause de l’hiver et de l’état déplorable des routes. Néanmoins, il était on ne peut plus convaincu qu’ils devaient aller « quelque part » pour consulter « quelqu’un ». Il dit à Mr Segundus qu’à son avis ils perdaient tous deux leur enthousiasme ; l’apport d’une opinion neuve serait inestimable. Mais aucune destination, aucun objet ne se présentait. Mr Honeyfoot était au désespoir. Puis il songea à l’autre magicien.

Quelques années auparavant, la Société d’York avait eu vent de certaines rumeurs qui voulaient que le Yorkshire abritât un autre magicien. Ce monsieur vivait dans un coin retiré de la campagne où, murmurait-on, il consacrait ses jours et ses nuits à l’étude de textes magiques rares dans sa magnifique bibliothèque. Le Dr Foxcastle avait déniché le nom de cet autre magicien ainsi que le lieu où l’on pouvait le trouver, et lui avait écrit une lettre courtoise pour l’inviter à devenir membre de la Société d’York. Dans sa réponse, l’autre magicien s’était incliné devant l’honneur qui lui était rendu, tout en exprimant ses profonds regrets : il en était incapable… la grande distance entre York et l’abbaye de Hurtfew… les routes médiocres… ses recherches qu’il ne pouvait négliger sous aucun prétexte, etc.

Les magiciens d’York avaient tous parcouru sa lettre et émis des doutes sur le fait qu’un individu ayant une écriture aussi fine pût jamais donner un magicien digne de ce nom. Ensuite – avec le léger regret de la magnifique bibliothèque qu’ils ne verraient jamais – ils avaient chassé l’autre magicien de leurs pensées. Mr Honeyfoot expliqua à Mr Segundus que l’importance de la question « Pourquoi n’y avait-il plus de magie en Angleterre ? » était telle que ce serait une grossière erreur de leur part de négliger toute ouverture. Qui pouvait savoir ? L’opinion de l’autre magicien valait peut-être la peine d’être connue. Il rédigea donc un billet proposant que Mr Segundus et lui-même eussent bientôt le plaisir de présenter leurs respects à l’autre magicien, le troisième mardi après Noël à deux heures et demie. Une réponse arriva promptement ; Mr Honeyfoot, avec sa bonhomie et sa bonne camaraderie coutumières, envoya chercher immédiatement Mr Segundus pour lui montrer la lettre. L’autre magicien leur signifiait, de sa fine écriture, qu’il serait très heureux de faire leur connaissance. Cela suffisait, Mr Honeyfoot était ravi ; sur-le-champ il partit à grands pas prévenir Waters, son cocher, qu’on allait avoir besoin de lui.

Mr Segundus demeura seul dans la pièce, la lettre à la main. Il lut :

« …Je suis, je le confesse, quelque peu embarrassé pour m’expliquer le soudain honneur qui m’est accordé. Il est à peine concevable que les magiciens d’York, avec tout le bonheur que leur procure leur société et l’incalculable profit de leur sagesse mutuelle, dussent éprouver une quelconque nécessité à consulter un savant solitaire comme moi… »

Un ton subtilement ironique se dégageait de cette lettre ; son auteur semblait se gausser de Mr Honeyfoot à chaque mot. Mr Segundus fut content de penser que Mr Honeyfoot n’avait guère dû le remarquer, sinon il ne serait pas allé parler à Waters avec tant d’allégresse. Cette missive était si inamicale que Mr Segundus s’aperçut que sa propension à prendre en considération l’autre magicien s’était évanouie. « Eh bien, tant pis ! songea-t-il, je dois y aller parce que Mr Honeyfoot le souhaite… Et, après tout, quel est le pire qui puisse arriver ? Nous le verrons, nous serons déçus, et tout sera dit. »

Le jour de leur visite fut précédé par un temps de chien : la pluie avait formé de longues flaques irrégulières dans les champs bruns et nus ; les toitures humides ressemblaient à des miroirs de pierre glacés, et la chaise de poste de Mr Honeyfoot roulait dans un monde qui, par rapport au confort de la terre ferme, paraissait contenir une proportion de ciel frais et gris bien plus élevée qu’à l’ordinaire.

Dès le premier soir, Mr Segundus avait eu l’intention d’interroger Mr Honeyfoot sur la Société savante des magiciens de Manchester citée par le Dr Foxcastle. Il se jeta à l’eau.

— C’était une société de fondation assez récente, répondit Mr Honeyfoot. Ses membres comptaient des ecclésiastiques de l’espèce la plus pauvre, des ex-boutiquiers, des apothicaires, des hommes de loi respectables, des minotiers à la retraite qui avaient glané des rudiments de latin et ainsi de suite. Des personnages que l’on pourrait qualifier de semi-gentlemen. Je crois que le Dr Foxcastle s’est réjoui de leur dispersion. Selon lui, il n’appartient pas à des gens de cette farine de devenir magiciens. Pourtant, savez-vous, il y avait quelques individus brillants parmi eux. Ils ont commencé, comme vous, avec l’objectif de rendre au monde la magie pratique. Car c’étaient des hommes pratiques, qui voulaient appliquer les principes de la raison et de la science à la magie, ainsi qu’on l’avait fait aux arts et aux manufactures. Ils prônaient la « thaumaturgie rationnelle ». Quand cela n’a pas marché, ils se sont découragés. Ma foi, on ne peut les en blâmer ! Malheureusement ils ont laissé leurs désillusions les précipiter dans toutes sortes de difficultés. Ils se sont mis à penser qu’il n’existait aucune magie au monde, ni qu’il n’en avait jamais existé. Ils racontaient que les magiciens « auréats » étaient tous des charlatans ou des victimes du charlatanisme. Et que le roi Corbeau était une invention des Anglais du Nord pour se protéger de la tyrannie du Sud (étant des hommes du Nord, ils éprouvaient de la sympathie pour cette idée-là). Oh ! leurs arguments étaient très ingénieux. J’ai oublié comment ils expliquaient les fées. Ils se sont dispersés, comme je vous l’ai dit. L’un d’eux, un certain Aubrey, je crois, a voulu consigner par écrit toute cette histoire à des fins de publication. Mais, quand le moment critique est arrivé, il s’est aperçu qu’une forme de mélancolie permanente avait pris possession de lui et qu’il était incapable de se secouer suffisamment pour se mettre à l’ouvrage.

— Pauvre malheureux, compatit Mr Segundus. Peut-être est-ce l’époque. Elle n’est guère propice à la magie ou au savoir, n’est-il pas, monsieur ? Les marchands prospèrent, ainsi que les marins et les politiciens ; pas les magiciens. Notre temps est révolu. – Il songea un instant. – Il y a trois ans de cela, reprit-il, je me trouvais à Londres et j’y ai rencontré un magicien des rues, une sorte de vagabond des garnis, affligé d’une étrange défiguration. Cet homme m’a convaincu de me séparer d’une assez grosse somme d’argent, en échange de quoi il promettait de me confier un grand secret. Quand je lui ai remis l’argent, il m’a prédit qu’un jour deux magiciens restaureraient la magie en Angleterre. Bon, je ne crois pas du tout aux prophéties. Pourtant, la méditation de ses paroles m’a amené à découvrir la vérité de notre déchéance. N’est-ce pas étrange ?

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2

Appelés plus proprement « Auréats » ou magiciens de l’Âge d’or.

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3

En anglais, fairy-servant, que nous traduisons par « serviteur enchanté » (comme ici), « serviteur féérique », ou « serviteur-fée ». Pour les Britanniques fairy, en effet, désigne aussi bien un « fé » masculin qu’une fée ; de même la tradition normande mentionne le « fé amoureux ». Sachant cela par son exil dans les îles anglo-normandes et son immense culture personnelle, V. Hugo choisit de faire de « fée » une apposition : « l’homme-fée » (Légende des siècles), les « arbres-fées » (Rhin) par exemple. Lamartine parlera aussi d’une « main-fée ». Nous suivons donc l’usage des poètes. (Une autre solution, peut-être moins lisible, eût été de recourir aux termes d’ancien français : « faerie », « faé » ou « fé »…) (N.d.T.).