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— Vous avez entièrement raison, sornettes que les prophéties, approuva Mr Honeyfoot avec un rire. – Puis, frappé par une pensée, il reprit : – Nous sommes deux magiciens. Honeyfoot et Segundus, énonça-t-il, comme pour peser de quoi ces deux noms auraient l’air dans les journaux et les livres d’histoire. Honeyfoot et Segundus… Cela sonne très bien.

Mr Segundus secoua la tête.

— Le lascar connaissait ma profession, et il fallait s’attendre à ce qu’il m’affirmât que j’étais un des deux élus. Finalement, il m’a déclaré sans ambages que ce n’était pas vrai. Au début, il n’en était pas sûr, semblait-il. Il y avait quelque chose en moi… Il m’a demandé d’écrire mon nom et l’a contemplé un bon moment.

— Il voyait qu’il n’y avait plus d’argent à vous soutirer, je présume, commenta Mr Honeyfoot.

L’abbaye de Hurtfew se trouvait à quatorze milles au nord-ouest d’York. L’antiquité tenait toute dans le nom. Il y avait bien eu une abbaye dans un passé reculé ; la présente habitation avait été construite sous le règne d’Anne. Très belle, carrée, imposante, elle était entourée d’un beau parc rempli d’arbres détrempés fantomatiques, car le temps devenait assez brumeux. La Hurt, une rivière enjambée d’un pont ravissant de style classique, traversait le parc.

L’autre magicien (qui s’appelait Mr Norrell) attendait ses hôtes dans le vestibule. Il était petit, semblable en cela à son écriture, et il leur souhaita la bienvenue à Hurtfew d’une voix douce, comme s’il n’avait pas l’habitude de formuler tout haut ses pensées. Mr Honeyfoot, un tantinet sourd, ne comprit pas ce qu’il dit.

— Je me fais vieux, monsieur, une faiblesse répandue. J’espère que vous userez d’un peu de patience avec moi.

Mr Norrell introduisit ses invités dans un salon élégant, où un bon feu flambait dans la cheminée. Aucune chandelle ne brûlait ; deux belles croisées laissaient entrer assez de lumière pour y voir, même si le jour était gris, pas bien gai. Pourtant l’idée d’un second feu ou d’un chandelier allumé quelque part dans la pièce taraudait Mr Segundus, si bien qu’il se retournait continuellement sur son siège et regardait autour de lui pour découvrir où ceux-ci pouvaient bien être. Mais il n’y avait rien, hormis peut-être un miroir ou une pendule ancienne.

Mr Norrell déclara qu’il avait lu l’essai de Mr Segundus sur la vie des serviteurs enchantés de Martin Pale[4].

— Un travail honorable, monsieur. Néanmoins vous avez oublié maître Fallowthought. Un esprit très mineur, certes, dont l’apport au grand Dr Pale est discutable[5]. Cependant, votre petite enquête est incomplète sans lui.

Il y eut un silence.

— Un esprit enchanté du nom de Fallowthought, monsieur ? tenta Mr Segundus. Je… c’est… c’est-à-dire… je n’ai jamais entendu parler d’un tel être… dans ce monde ou un autre.

Mr Norrell sourit pour la première fois, d’une sorte de sourire intérieur.

— Bien sûr, j’oubliais. Tout est dans le livre de Holgarth et Pickle, qui raconte l’histoire de leurs propres relations avec maître Fallowthought et que vous pouvez difficilement avoir lu. Je vous félicite… Ils composaient un duo peu recommandable, plus criminel que magique. Moins on en sait sur eux, mieux on se porte.

— Oh, monsieur ! s’écria Mr Honeyfoot, suspectant Mr Norrell de parler d’un de ses livres. Nous entendons des choses merveilleuses sur votre bibliothèque. Tous les magiciens du Yorkshire ont été piqués au vif en apprenant le grand nombre de livres que vous avez réunis !

— Ah bon ? répliqua froidement Mr Norrell. Vous me surprenez. Je n’avais pas idée que mes affaires étaient si connues du commun… J’imagine que Thoroughgood est le responsable, poursuivit-il d’un ton songeur, citant un homme qui vendait des livres et des curiosités au Coffee-yard d’York. Maintes fois Childermass m’a prévenu que Thoroughgood était un bavard.

Mr Honeyfoot ne comprenait pas. Si lui avait eu de telles quantités de livres sur la magie, il eût aimé en parler, être complimenté sur eux et les proposer à l’admiration ; or il ne pouvait croire que Mr Norrell était différent. Par conséquent, avec l’intention d’être aimable et de mettre Mr Norrell en confiance, car il pensait que le gentilhomme était timide, il s’obstina.

— M’est-il permis d’exprimer un vœu, monsieur, celui de voir votre magnifique bibliothèque ?

Mr Segundus était certain que Norrell refuserait mais, finalement, ce dernier les considéra fermement pendant quelques instants – il avait de petits yeux bleus et semblait les épier depuis quelque cachette intérieure – puis, presque de bonne grâce, il accéda à la requête de Mr Honeyfoot. Ce dernier était toute gratitude, heureux à l’idée d’avoir charmé Mr Norrell autant que lui-même l’était.

Mr Norrell conduisit les deux autres gentilshommes dans un corridor, un corridor des plus ordinaires, songea Mr Segundus, lambrissé et parqueté de chêne bien ciré, embaumant la cire d’abeille ; ensuite, un escalier, ou peut-être seulement trois ou quatre marches, puis un nouveau corridor où il faisait un peu plus frais et dont le sol était de la bonne pierre d’York, le tout parfaitement quelconque. À moins que le second corridor n’eût précédé l’escalier ou les marches ? Ou y avait-il même eu vraiment un escalier ? Mr Segundus était un de ces heureux mortels qui sont toujours en mesure de dire s’ils sont face au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest. Il ne tirait aucune fierté particulière de ce talent – il lui était aussi naturel que de savoir que sa tête reposait toujours sur ses épaules –, néanmoins son don l’abandonna dans la maison de Mr Norrell. Par la suite, il ne put jamais se représenter l’enfilade de couloirs et de pièces par où ils étaient passés, ni déterminer exactement combien de temps ils avaient mis pour atteindre la bibliothèque. Et il eût été bien incapable d’indiquer la direction ; à l’évidence, Mr Norrell avait découvert un cinquième point cardinal – ni est, ni sud, ni ouest, ni nord, mais quelque part ailleurs – et il les avait entraînés dans cette direction. Mr Honeyfoot, lui, parut ne rien remarquer de bizarre.

La bibliothèque était peut-être un tantinet plus petite que le salon qu’ils venaient de quitter. Une belle flambée ronflait dans l’âtre, tout était confort et tranquillité. Cependant, une fois encore, la clarté ambiante ne correspondait pas avec les trois hautes croisées à douze petits carreaux. Une fois encore Mr Segundus fut mis mal à l’aise par la sensation persistante qu’il aurait dû y avoir d’autres chandelles dans la pièce, d’autres fenêtres ou un autre feu pour expliquer la lumière. Les fenêtres en question donnaient sur une vaste étendue pluvieuse et crépusculaire, de sorte que Mr Segundus ne pouvait distinguer la vue, ni deviner dans quelle partie de la maison ils se tenaient.

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4

A Complete Description of Dr Pale’s fairy-servants, their Names, Histories, Characters and the Services they performed for Him (« Description complète des serviteurs enchantés du Dr Pale, leurs noms, histoires et caractères, et les services qu’ils lui ont rendus ») de John Segundus, publié par Thomas Burnham Librairie, Northampton, 1799.

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5

Dr Martin Pale (1485-1567) était le fils d’un tanneur de Warwick. Il fut le dernier des magiciens de l’Âge d’or ou « Auréats ». D’autres praticiens l’ont suivi (cf. Gregory Absalom), mais leur réputation est discutable. Pale fut certainement le dernier magicien anglais à s’aventurer dans le « monde-fée ».