Выбрать главу

La pièce n’était pas vide ; un homme assis à une table se leva au moment où ils entrèrent. Mr Norrell le présenta brièvement comme étant Childermass, son gérant d’affaires.

Mr Honeyfoot et Mr Segundus, étant magiciens, n’avaient nul besoin qu’on leur expliquât que, de toutes ses richesses, la bibliothèque de l’abbaye de Hurtfew était la plus chère à son propriétaire ; et ils ne furent pas surpris de découvrir que Mr Norrell avait construit un bel écrin pour abriter le trésor de son cœur. Les rayonnages tapissant les murs de la pièce étaient taillés dans des bois anglais et rappelaient des arches gothiques surchargées de sculptures. Des sculptures de feuillages, des feuillages séchés et recroquevillés, évoquant l’automne, saison que l’artiste avait voulu représenter, ainsi que des enchevêtrements de racines et de branches, de baies et de lierre, le tout magnifiquement réalisé. Cependant la merveille des bibliothèques n’était rien à côté de la merveille des livres.

Le premier axiome que l’apprenti magicien apprend, c’est qu’il y a des livres SUR la magie et des livres DE magie. La seconde leçon, c’est qu’un spécimen parfaitement respectable des premiers se trouve à deux ou trois guinées chez un bon bouquiniste, et que la valeur des derniers n’a pas de prix[6]. La collection de la Société d’York était considérée comme très belle – quasi inestimable ; ses nombreux volumes comptaient cinq ouvrages écrits entre 1550 et 1700, et qui pouvaient raisonnablement être tenus pour des livres de magie (bien que l’un d’eux ne se limitât guère qu’à deux pages en lambeaux). Les livres de magie sont rares, et ni Mr Segundus ni Mr Honeyfoot n’en avaient jamais vu plus de deux ou trois dans une bibliothèque privée. À Hurtfew, tous les murs étaient couverts d’étagères, et toutes les étagères chargées de livres. Et les livres étaient tous, ou presque, des livres anciens, des livres de magie. Oh ! certes, beaucoup présentaient de belles reliures modernes, mais il s’agissait visiblement des volumes que Mr Norrell avait donnés à relier (il avait de toute évidence un penchant pour la vachette unie avec les titres gravés en fines capitales argentées). Maints autres avaient, eux, des reliures très, très, très anciennes, avec des dos et des coins dépenaillés.

Mr Segundus jeta un regard au dos des livres rangés sur un rayon voisin ; le premier titre qu’il lut était How to putte Questiones to the Dark and understand its Answeres[7].

— Un ouvrage inepte, lança Mr Norrell.

Mr Segundus sursauta ; il ne savait pas son hôte si proche. Mr Norrell poursuivit :

— Je ne saurais trop vous déconseiller d’y accorder une pensée.

Mr Segundus reporta donc les yeux sur le livre suivant, le traité des Instructions de Belasis.

— Vous connaissez sans doute Belasis ? demanda Mr Norrell.

— De réputation uniquement, monsieur, répondit Mr Segundus. J’ai souvent ouï dire qu’il détenait la clé d’un bon nombre de choses, mais j’ai aussi entendu – en réalité, toutes les autorités en sont d’accord – que la totalité des exemplaires a été détruite il y a bien longtemps. Et pourtant en voilà un ! Tenez, monsieur, c’est extraordinaire ! magnifique !

— Vous attendez beaucoup de Belasis, fit remarquer Norrell, et autrefois j’étais entièrement de votre avis. Je me souviens d’avoir consacré pendant de nombreux mois huit heures de ma journée à étudier ses recherches – hommage que je n’ai jamais rendu à aucun autre auteur, dois-je avouer. Cependant, en dernière analyse, il est décevant. Il est mystique là où il devrait être intelligible et intelligible là où il devrait être obscur. Certaines idées n’ont pas à être consignées dans des livres pour être portées à la connaissance du monde. Pour ma part, je n’ai plus bonne opinion de Belasis.

— Voici un livre dont j’ignorais l’existence, monsieur, reprit Mr Segundus. Les Supériorités de la magie judéo-chrétienne. Que pouvez-vous m’en dire ?

— Ah ! s’exclama Mr Norrell. Il date du XVIIe siècle, mais je le tiens en piètre estime. Son auteur est un menteur, un ivrogne, un adultère et un coquin. Je suis content qu’il soit tombé dans l’oubli…

Les magiciens vivants n’étaient pas les seuls objets du mépris de Mr Norrell, apparemment. Il avait pris la mesure de tous les morts aussi et les avait trouvés déficients.

Pendant ce temps, Mr Honeyfoot, les mains en l’air tel un méthodiste louant Dieu, se précipitait d’un rayonnage à l’autre ; il pouvait à peine s’immobiliser assez longtemps pour lire le titre d’un ouvrage avant qu’un autre ne lui tirât l’œil à l’opposé de la pièce.

— Oh, monsieur Norrell ! s’écriait-il. Une telle profusion d’œuvres ! Nous allons certainement trouver les réponses à toutes nos questions ici !

— J’en doute, monsieur, fut la réplique de Mr Norrell.

Le gérant d’affaires émit un rire bref, un gloussement manifestement dirigé contre Mr Honeyfoot ; pourtant, Mr Norrell ne le réprimanda ni du regard ni d’un mot Mr Segundus se demanda de quelle sorte d’affaires Mr Norrell chargeait ce triste sire. Avec ses cheveux longs aussi hirsutes que la pluie et aussi sombres que le tonnerre, il eût paru tout à fait à sa place sur une lande balayée par les vents, ou en train de rôder dans une allée d’un noir de poix. Ou encore dans un roman de Mrs Radcliffe[8].

Mr Segundus descendit les Instructions de Jacques Belasis et, malgré la piètre opinion de Mr Norrell sur cet auteur, tomba instantanément sur deux passages extraordinaires[9]. Puis, conscient du temps qui passait et de l’œil sombre, inquiétant, que l’homme d’affaires posait sur lui, il ouvrit Les Supériorités de la magie judéo-chrétienne. Il ne s’agissait pas, ainsi qu’il l’avait supposé, d’un livre imprimé mais d’un manuscrit griffonné à la hâte au dos de toutes sortes de bouts de papier, dont une majorité de vieilles notes de taverne. Mr Segundus y lut le récit de merveilleuses aventures. Le magicien du XVIIe siècle s’était servi de sa maigre magie pour combattre de grands et puissants ennemis, combats auxquels aucun magicien humain n’eût dû se risquer. Il avait scribouillé l’histoire de ses victoires disparates au moment où ses ennemis le cernaient. Pendant qu’il écrivait, l’auteur savait fort bien que le temps lui était compté et que la mort était le mieux qu’il pût espérer.

La pièce s’obscurcissait ; les gribouillis anciens perdaient de leur netteté sur la page. Deux valets entrèrent et, sous le regard du gérant d’affaires qui n’avait rien d’un gérant d’affaires, allumèrent des bougies, tirèrent les rideaux des croisées et ajoutèrent des boulets frais sur le feu. Mr Segundus s’avisa de rappeler à Mr Honeyfoot qu’ils n’avaient pas encore expliqué à Mr Norrell la raison de leur visite.

En quittant la bibliothèque, Mr Segundus remarqua un détail qui lui parut bizarre. Un fauteuil était tiré devant le feu, et à côté se dressait un petit guéridon. Sur celui-ci étaient posés les plats et la reliure de cuir d’un très vieil ouvrage, une paire de ciseaux et un long couteau d’aspect cruel, tel qu’un jardinier peut en utiliser pour tailler les haies. Les pages du livre, elles, étaient invisibles. Peut-être Mr Norrell l’a-t-il donné à relier à neuf, songea Mr Segundus. L’ancienne reliure semblait pourtant tenir encore. Et pourquoi Mr Norrell prendrait-il lui-même la peine d’ôter les pages au risque de les abîmer ? Un relieur exercé était plus approprié.

Après qu’ils se furent réinstallés au salon, Mr Honeyfoot s’adressa à Mr Norrell.

вернуться

6

Les magiciens, comme nous le savons grâce à la maxime de Jonathan Strange, se querellent sur n’importe quel sujet, et nombre d’années d’études acharnées ont été consacrées à la question controversée de savoir si tel ou tel ouvrage mérite le nom de livre de magie. La plupart des profanes estiment assez utile cette simple règle : les livres écrits avant que la magie disparaisse d’Angleterre sont des livres de magie, les livres rédigés plus tard sont des livres sur la magie. Le principe, dont découle la règle empirique du profane, c’est qu’un livre de magie doit être écrit par un magicien praticien plutôt que par un magicien théoricien ou un historien de la magie. Quoi de plus raisonnable ? Pourtant nous rencontrons déjà des difficultés. Les grands maîtres de la magie, ceux que nous appelons les magiciens de l’Âge d’or ou « Auréats » (Thomas Godbless, Ralph Stokesey, Catherine de Westminster, le roi Corbeau), écrivaient peu, ou peu de leurs textes ont survécu. Il est probable que Thomas Godbless ne savait pas écrire. Stokesey a appris le latin dans une petite école de son Devonshire natal, mais tout ce que nous savons de lui nous vient d’autres auteurs.

Les magiciens ne s’appliquèrent à écrire des livres qu’au moment où la magie était sur le déclin. L’obscurité qui devait étouffer la gloire de la magie anglaise était déjà proche ; les hommes que nous appelons les magiciens de l’Âge d’argent ou « Argentins » (Thomas Lanchester, 1518-1590 ; Jacques Belasis, 1526-1604 ; Nicholas Goubert, 1535-1578 ; Gregory Absalom, 1507-1599) étaient des chandelles vacillantes dans la pénombre ; ils étaient clercs avant d’être magiciens. Certes, ils prétendaient pratiquer la magie, quelques-uns avaient même un serviteur enchanté ou deux, mais ils semblent avoir accompli très peu de choses de la sorte, et certains clercs modernes ont douté qu’ils aient pu seulement pratiquer la magie.

вернуться

7

« Comment questionner les Ténèbres et comprendre leurs réponses » (N.d.T.).

вернуться

8

Ann Ward Radcliffe (1764-1823), romancière anglaise à l’origine du roman noir (Tale of terror), auteure de L’Italien ou le Confessionnal des pénitents noirs, Les Mystères d’Udolpho(N.d.T.).

вернуться

9

Le premier passage lu par Mr Segundus traitait de l’Angleterre, du « monde-fée » (que les magiciens nomment parfois « les Autres Pays ») et d’une étrange contrée qui passe pour s’étendre de l’autre côté de l’Enfer. Mr Segundus avait déjà entendu parler du lien symbolique et magique qui relie ces trois mondes, mais n’en avait jamais lu une explication aussi claire que celle produite ici.

Le deuxième extrait concernait un des plus grands magiciens d’Angleterre, Martin Pale. Dans L’Arbre du savoir, de Gregory Absalom, un célèbre passage rapporte comment, tout en voyageant dans le monde des fées, le dernier des grands magiciens « auréats », Martin Pale, avait rendu visite à un prince enchanté. Pareillement à la plupart de ses congénères, le prince enchanté avait une multitude de noms, de titres, de distinctions honorifiques et de pseudonymes. Néanmoins, il se faisait généralement appeler Henry le Froid. Henry le Froid prononça donc un long discours plein de déférence à l’intention de son hôte. Ce discours regorgeait de métaphores et d’allusions obscures, mais Henry le Froid semblait avoir pour propos que les fées étaient des créatures naturellement méchantes qui ne savaient pas toujours quand elles se dévoyaient. À cela, Martin Pale répondit brièvement, et quelque peu énigmatiquement, que les Anglais n’avaient pas tous la même pointure.

Pendant plusieurs siècles, nul n’eut la moindre idée de ce que tout cela pouvait signifier, bien que plusieurs théories fussent avancées – toutes étaient familières à John Segundus. La plus commune était celle développée par William Pantler au début du XVIIIe siècle. Pantler disait que Henry le Froid et Martin Pale avaient parlé de théologie. Les fées, ainsi que chacun sait, sont hors d’atteinte de l’Église ; aucun Christ ne leur est venu ni ne leur viendra jamais, et ce qu’il adviendra d’elles au jour du Jugement dernier, nous l’ignorons. Selon Pantler, Henry le Froid comptait demander à Pale s’il y avait un espoir que les fées, à l’instar des hommes, pussent recevoir le salut éternel. La réponse de Pale – que les Anglais n’avaient pas tous la même pointure – était sa manière de signifier que les Anglais ne seraient pas tous sauvés. Se fondant sur cela, Pantler en vient à attribuer à Pale une assez étrange croyance selon laquelle le paradis n’est susceptible de contenir qu’un nombre fini de Bienheureux ; pour chaque Anglais damné, une place au Paradis s’ouvre pour une fée. La réputation de magicien théoricien de Pantler repose entièrement sur l’ouvrage qu’il a rédigé sur le sujet.

Dans les Instructions de Jacques Belasis, John Segundus lut une explication très différente. Trois siècles avant que Martin Pale mît les pieds dans le château de Henry le Froid, ce dernier avait reçu un autre visiteur humain, un magicien anglais encore plus grand que Pale, Ralph Stokesey, qui avait laissé derrière lui une paire de bottes. D’après Belasis, les bottes étaient vieilles, ce qui explique probablement pourquoi Stokesey ne les avait pas remportées, mais leur présence au château jeta dans la consternation tous ses hôtes enchantés, qui avaient une grande vénération pour les magiciens anglais. Henry le Froid, en particulier, était dans le pétrin car il craignait que, d’une manière détournée, incompréhensible, la morale chrétienne ne pût le tenir pour responsable de la perte des bottes. Il tenta donc de se débarrasser de ces terribles objets en les confiant à Martin Pale, qui n’en voulut point.