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« Votre serviteur

« Gilbert Norrell »

Tous ces mystères étaient fort désagréables. Les magiciens théoriciens attendaient, quelque peu nerveusement, de voir quel tour le magicien praticien pouvait avoir dans son sac. Néanmoins, ce que Mr Norrell leur réservait n’était rien de plus alarmant qu’un homme de loi, un homme de loi tout risettes, courbettes et signes de tête, un homme de loi des plus banals appelé Robinson, avec un habit noir et des gants de chevreau impeccables, et un document tel que ces messieurs de la Société d’York n’en avaient jamais vu de pareil : une ébauche d’accord, établie en conformité avec les codes oubliés depuis longtemps du droit magique anglais.

Mr Robinson, qui se présenta ponctuellement à huit heures à la salle à l’étage de l’ Old Starre Inn, semblait se croire attendu. Il avait un bureau et deux commis sur Coney-street[12]. Son visage était bien connu de nombre de ces messieurs.

— Je vous avoue, messieurs, susurra Mr Robinson, que ce document est largement l’œuvre de mon mandant, Mr Norrell. Je ne suis pas expert en droit thaumaturgique. Qui l’est de nos jours ? Toutefois, si je me trompe, sans doute serez-vous assez aimables pour me rectifier.

Plusieurs des magiciens d’York inclinèrent prudemment la tête.

Mr Robinson était une personne policée. Il était si soigné, si resplendissant de santé et si content de tout qu’il brillait littéralement – qualité qu’on attend d’une fée ou d’un ange, mais qui est légèrement déconcertante chez un homme de loi. Il se montrait très respectueux envers les gentlemen de la Société d’York, car il ne connaissait rien à la magie mais pensait que celle-ci devait être très ardue et exiger une grande concentration d’esprit. À cette humilité toute professionnelle et à son admiration sincère pour la Société d’York, Mr Robinson mêlait néanmoins la vanité et le bonheur de savoir que ces grands cerveaux devaient à présent interrompre leurs méditations sur des matières ésotériques pour l’écouter. Il ajusta des bésicles dorées sur son nez, ajoutant un nouveau petit scintillement à son éclatante personne.

Mr Robinson annonça que Mr Norrell s’engageait à réaliser un acte de magie à un endroit donné à une date donnée.

— Messieurs, vous n’avez aucune objection, je l’espère, à ce que mon mandant fixe la date et le lieu ?

Ces messieurs n’en avaient point.

— Donc ce sera à la cathédrale[13], vendredi en quinze.

Mr Robinson précisa que, si Mr Norrell ne tenait pas ses promesses de magie, il rétracterait publiquement ses prétentions au titre de magicien praticien – en fait, au titre de magicien tout court – et ferait le serment de ne plus jamais émettre de telles prétentions.

— Il n’a pas besoin d’aller jusque-là, intervint Mr Thorpe. Nous n’avons aucun désir de le punir ; nous souhaitions simplement mettre ses prétentions à l’épreuve.

Le sourire éclatant de Mr Robinson s’estompa légèrement, comme s’il avait une information désagréable à leur communiquer et ne savait par où commencer.

— Attendez, renchérit Mr Segundus, nous n’avons pas encore entendu la contrepartie du marché. Nous ne savons pas ce qu’il attend de nous.

Mr Robinson inclina la tête. Il entrait dans les intentions de Mr Norrell, semblait-il, d’exiger le même engagement de tous les magiciens de la Société d’York. En d’autres mots, s’il réussissait, ils devraient sans autre forme de procès dissoudre la Société savante des magiciens d’York et aucun d’eux ne pourrait plus prétendre au titre de « magicien ». Après tout, ajouta Mr Robinson, ce ne serait que justice, puisque Mr Norrell aurait alors prouvé qu’il était le seul vrai magicien du Yorkshire.

— Y aura-t-il un tiers, un parti indépendant, pour décider si un acte de magie aura bien été accompli ?

Cette question parut laisser perplexe Mr Robinson. Il espérait qu’ils voudraient bien l’excuser s’il s’était fourvoyé, dit-il, il ne voulait pas offenser le monde, mais il avait cru que tous les gentilshommes présents étaient des magiciens.

Oh, oui ! opina du bonnet la Société d’York, ils étaient tous magiciens.

Alors, poursuivit Mr Robinson, ils devaient certainement reconnaître un acte de magie à première vue ? Certainement, personne n’était mieux qualifié pour cela ?

Un autre gentleman demanda quel acte de magie Norrell avait l’intention de réaliser. Mr Robinson se répandit en plates excuses et en explications compliquées ; il ne pouvait les éclairer, il l’ignorait.

Répéter les nombreux arguments tortueux par lesquels les membres de la Société d’York finirent par signer l’accord de Mr Norrell risquerait de lasser la patience du lecteur. Beaucoup le firent par vanité : ils avaient publiquement déclaré Norrell incapable de magie ; ils avaient publiquement défié Norrell de donner un échantillon de son art – en pareil cas il eût été particulièrement ridicule de changer d’avis, telle était du moins leur opinion.

Mr Honeyfoot, à l’inverse, signa précisément parce qu’il croyait en la magie de Norrell. Mr Honeyfoot espérait que Mr Norrell obtiendrait la reconnaissance publique par cette démonstration de ses pouvoirs, puis emploierait sa magie au service de la nation.

Certains de ces messieurs se sentirent incités à signer par l’insinuation (émanant de Norrell et plus ou moins relayée par Robinson) qu’ils ne se montreraient pas de vrais magiciens à moins d’en passer par là.

Un à un, séance tenante, les magiciens d’York signèrent donc le document apporté par Mr Robinson. Le dernier fut Mr Segundus.

— Je ne signerai pas, déclara-t-il. Car la magie est ma vie et, même si Mr Norrell a tout à fait raison de me juger un piètre savant, que ferai-je une fois qu’elle me sera enlevée ?

Silence.

— Oh ! s’exclama Mr Robinson. Ma foi, c’est… Êtes-vous sûr, monsieur, de ne pas vouloir signer le document ? Vous voyez bien que tous vos amis l’ont fait ? Vous serez seul…

— Oui, j’en suis certain, répondit Mr Segundus. Je vous remercie.

— Oh ! souffla Mr Robinson. Ma foi, dans le cas présent je dois avouer que j’ignore comment procéder. Mon mandant ne m’a donné aucune instruction sur ce que je dois faire si seulement quelques-uns de ces messieurs signaient. Je dois consulter mon client demain matin.

On entendit le Dr Foxcastle faire la remarque à Mr Hart ou Hurt que, une fois de plus, le nouveau venu déversait un tombereau d’ennuis sur la tête de tout le monde.

Deux jours plus tard, Mr Robinson se présenta chez le Dr Foxcastle avec un message assurant que, en cette occasion précise, Mr Norrell serait bien aise de fermer les yeux sur le refus de signer de Mr Segundus ; il considérait que son contrat le liait à tous les membres de la Société d’York, à l’exception de Mr Segundus.

La veille du jour où Mr Norrell devait accomplir son acte de magie, il neigea sur York et, le lendemain matin, la poussière et la boue de la cité avaient entièrement disparu sous une blancheur immaculée. Les bruits de pas et de sabots étaient assourdis, et les voix des citoyens d’York altérées par un silence blanc qui étouffait tous les sons. Mr Norrell avait fixé une heure très matinale. Chacun dans sa maison, les magiciens d’York prenaient seuls leur petit-déjeuner. Sans un mot, ils regardaient une servante servir leur café, rompre leurs pains au lait chauds, aller quérir le beurre. L’épouse, la sœur, la fille, la belle-fille ou la nièce qui accomplissaient ordinairement ces menues tâches n’étaient pas encore levées ; le plaisant papotage domestique féminin, que les messieurs de la Société d’York affectaient tant de mépriser et qui, en vérité, formait un doux et gentil refrain dans la petite musique de leur vie quotidienne, était absent. Les salles à manger où ces messieurs étaient installés avaient changé par rapport à ce qu’elles étaient la veille. L’obscurité hivernale avait disparu, chassée par une formidable lumière – le soleil d’hiver réverbéré maintes fois par le sol enneigé. La nappe damassée blanche avait un éclat éblouissant, où dansaient les boutons de rose ornant les délicates tasses à café de la fille de la maison. La cafetière d’argent de la nièce étincelait sous les rayons, et les bergères souriantes en biscuit de la belle-fille s’étaient métamorphosées en anges flamboyants. La table paraissait dressée de couverts et de cristaux féeriques.

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12

Nous conservons la graphie historique adoptée par l’auteure pour les noms de lieux (rues, quartiers, etc.) en nous appuyant sur l’autorité de Victor Hugo, qui observe les mêmes conventions dans son magnifique roman britannique L’Homme qui rit (« le chef-d’œuvre du grand poète », selon Pierre Claudel), dont l’histoire se passe en Angleterre (exemple : « Westminster-hall », « Corleone-lodge », « Covent-garden », « Tarrinzeau-field »…) (N.d.T.).

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13

La grande église d’York est à la fois une cathédrale (l’église qui abrite le siège de l’évêque ou de l’archevêque) et une église abbatiale (une église jadis fondée par un missionnaire). Elle a porté ces deux noms à différentes époques. Aux premiers siècles on l’appelait l’église abbatiale, mais de nos jours les habitants d’York préfèrent le terme de « cathédrale », qui place leur église au-dessus de celles des villes voisines de Ripon et Beverley. Ripon et Beverley ont des églises abbatiales, mais point de cathédrale.