Tout à coup elle parut avoir pris sa résolution.
– Monsieur, dit-elle, où sommes-nous ici?
– Sur la route de Strasbourg à Paris, madame.
– Et sur quel point de la route?
– À deux lieues de Pierrefitte.
– Qu’est-ce que cela, Pierrefitte?
– C’est un bourg.
– Et après Pierrefitte, que rencontre-t-on?
– Bar-le-Duc.
– C’est une ville?
– Oui, madame.
– Populeuse?
– Quatre ou cinq mille âmes, je crois.
– Y a-t-il d’ici quelque route de traverse qui aille plus directement que la grand-route à Bar-le-Duc?
– Non, madame, ou du moins je n’en connais pas.
– Peccato [2], murmura-t-elle tout bas et en se rejetant dans le cabriolet.
Le jeune homme attendit un instant pour voir si la jeune femme l’interrogerait encore; mais, voyant qu’elle gardait le silence, il fit quelques pas pour s’éloigner. Ce mouvement la tira de sa rêverie, à ce qu’il paraît, car elle se rejeta avec vivacité sur le devant du cabriolet.
– Monsieur! dit-elle.
Le jeune homme se retourna.
– Me voici, madame, fit-il en s’approchant.
– Encore une question, s’il vous plaît.
– Faites.
– Il y avait un cheval attaché à l’arrière de la voiture?
– Oui, madame.
– Y est-il toujours?
– Non, madame: la personne qui est entrée dans l’intérieur de la caisse l’a détaché pour le rattacher à la roue de la voiture.
– Il ne lui est rien arrivé non plus, au cheval?
– Je ne le crois pas.
– C’est une bête de prix et que j’aime beaucoup; je voudrais m’assurer par moi-même qu’il est sain et sauf; mais le moyen d’aller jusqu’à lui par cette boue?
– Je puis amener le cheval ici, dit le jeune homme.
– Ah! oui, s’écria la femme, faites cela, je vous prie, et je vous en serai tout à fait reconnaissante.
Le jeune homme s’approcha du cheval, qui releva la tête et hennit.
– Ne craignez rien, reprit la femme du cabriolet; il est doux comme un agneau.
Puis, baissant la voix:
– Djérid! Djérid! murmura-t-elle.
L’animal connaissait sans doute cette voix pour être celle de sa maîtresse, car il allongea sa tête intelligente et ses naseaux fumants du côté du cabriolet.
Pendant ce temps le jeune homme le détachait.
Mais à peine eut-il senti sa longe aux mains inhabiles qui la tenaient, que d’une violente secousse il se fit libre et d’un seul bond se trouva à vingt pas de la voiture.
– Djérid! répéta la femme de sa voix la plus caressante, ici, Djérid! ici!
L’arabe secoua sa belle tête, aspira l’air bruyamment, et, tout en piaffant, comme s’il eût suivi une mesure musicale, il se rapprocha du cabriolet.
La femme sortit à moitié son corps des rideaux de cuir.
– Viens ici, Djérid, viens! dit-elle.
Et l’animal, obéissant, vint présenter sa tête à la main qui s’avançait pour le flatter.
Alors, de cette main effilée, saisissant la crinière du cheval, et s’appuyant de l’autre sur le tablier du cabriolet, la jeune femme sauta en selle avec la légèreté de ces fantômes des ballades allemandes qui bondissent sur la croupe des chevaux et se cramponnent aux ceintures des voyageurs.
Le jeune homme s’élança vers elle; mais, d’un geste impérieux de la main, elle l’arrêta.
– Écoutez, lui dit-elle, quoique jeune, ou plutôt parce que vous êtes jeune, vous devez avoir des sentiments d’humanité. Ne vous opposez pas à mon départ. Je fuis un homme que j’aime, mais avant toute chose je suis Romaine et bonne catholique. Or, cet homme perdrait mon âme si je restais plus longtemps avec lui; c’est un athée et un nécromancien, que Dieu vient d’avertir par la voix de son tonnerre. Puisse-t-il profiter de l’avertissement! Dites-lui ce que je viens de vous dire et soyez béni pour l’aide que vous m’avez donnée. Adieu!
Et, à ce mot, légère comme ces vapeurs qui flottent au-dessus des marais, elle s’éloigna et disparut, emportée par le galop de Djérid.
Le jeune homme, en la voyant fuir, ne put retenir un cri de surprise et d’étonnement.
C’était ce cri qui avait retenti jusque dans l’intérieur de la voiture, et qui avait donné l’éveil au voyageur.
Chapitre IV Gilbert
C’était ce cri, avons-nous dit, qui avait donné l’éveil au voyageur.
Il sortit précipitamment de la caisse, qu’il referma avec soin, et jeta avec inquiétude les yeux autour de lui.
La première chose qu’il aperçut fut le jeune homme debout et effaré. Un éclair qui apparut en même temps lui permit de l’examiner des pieds à la tête, examen qui paraissait être habituel au voyageur lorsqu’un personnage nouveau ou une chose nouvelle frappait son regard.
C’était un enfant de seize à dix-sept ans à peine, petit, maigre et nerveux; ses yeux noirs, qu’il fixait hardiment sur l’objet qui appelait son attention, manquaient de douceur, mais non de charme; son nez mince et recourbé, sa lèvre fine et ses pommettes saillantes annonçaient l’astuce et la circonspection, tandis que la résolution se révélait en lui par la proéminence vigoureuse d’un menton arrondi.
– Est-ce vous qui avez crié tout à l’heure? lui demanda-t-il.
– Oui, monsieur, c’est moi, répondit le jeune homme.
– Et pourquoi avez-vous crié?
– Parce que…
Le jeune homme s’arrêta irrésolu.
– Parce que? répéta le voyageur.
– Monsieur, dit le jeune homme, il y avait une dame dans le cabriolet?
– Oui.
Et les yeux de Balsamo se portèrent sur la caisse, comme s’ils eussent voulu percer l’épaisseur des parois.
– Il y avait un cheval attaché aux ressorts de la voiture?
– Oui; mais où diable est-il?
– Monsieur, la dame du cabriolet est partie sur le cheval qui était attaché aux ressorts.
Le voyageur ne poussa pas une exclamation, ne prononça point un mot; il bondit vers le cabriolet, tira les rideaux de cuir: un éclair qui incendiait le ciel en ce moment lui montra que le cabriolet était vide.