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Et pourtant, ces livres… ils tentaient l’œil tout autant que l’esprit. Certains s’ornaient de belles femmes plus ou moins vêtues. J’avais déjà sacrifié ma prétention personnelle à la vertu immaculée avec certaines jeunes femmes de la Propriété, que j’avais témérairement embrassées : à l’âge de dix-sept ans, je me considérais comme un fripon, ou quelque chose comme ça, mais ces images étaient si franches et si impudentes que j’ai détourné le regard en rougissant.

Julian les a tout simplement ignorées, comme quelqu’un depuis toujours invulnérable aux charmes féminins. Il leur a préféré les ouvrages à l’écriture plus dense : il avait déjà mis de côté un manuel de Biologie, taché et décoloré mais pour l’essentiel intact. Il a trouvé un autre volume presque aussi grand qu’il m’a tendu avec ces mots : « Tiens, Adam, essaye celui-là… Tu pourrais le trouver instructif. »

J’ai inspecté l’objet d’un œil sceptique. Le titre en était Histoire de l’Humanité dans l’Espace.

« Encore la Lune, ai-je constaté.

— Lis-le pour toi.

— Un tissu de mensonges, à n’en pas douter.

— Avec des photographies.

— Les photos ne prouvent rien. Ces gens-là pouvaient tout faire avec.

— Eh bien, lis-le quand même », a conclu Julian.

À vrai dire, l’idée m’excitait. Nous avions eu cette dispute à de nombreuses reprises, Julian et moi, surtout par les nuits d’automne quand la lune pesait bas sur l’horizon. Des gens ont marché dessus, disait-il en montrant du doigt le corps céleste. La première fois, j’ai ri, la seconde, j’ai répondu : « Oui, bien sûr, j’y suis moi-même monté un jour, en grimpant à un arc-en-ciel lubrifié… » Mais il ne plaisantait pas.

Oh, j’avais déjà entendu ces histoires par le passé. Comme tout le monde. Des hommes sur la Lune. Ce qui me surprenait, c’était que quelqu’un d’aussi instruit que Julian y crût.

« Prends donc le livre, a-t-il insisté.

— Pour le garder, tu veux dire ?

— Évidemment.

— Je crois que je vais le faire », ai-je marmonné avant de fourrer l’objet dans ma sacoche, en proie à un mélange de fierté et de culpabilité. Que dirait mon père en apprenant que je lisais de la littérature dépourvue de l’imprimatur du Dominion ? Qu’en penserait ma mère ? (Bien entendu, je ne le leur dirais pas.)

J’ai ensuite reculé et trouvé un peu d’herbe à l’écart des débris pour m’y asseoir et déjeuner en observant Julian continuer à trier les vieux textes. Sam Godwin est venu me rejoindre, époussetant un vieux madrier afin de pouvoir s’appuyer dessus sans salir son uniforme, pour ce qu’il valait.

« Ça, on peut dire qu’il aime les vieux bouquins décrépits », ai-je dit pour entamer la conversation.

Bien que Sam se montrât souvent taciturne – à l’image d’un ancien combattant –, il a hoché la tête pour me répondre avec familiarité : « Il a appris à les aimer. J’y ai contribué. Son père voulait qu’il en sache davantage sur le monde que ce qu’en racontent les histoires du Dominion. Mais je me demande si c’était une bonne idée, en fin de compte. Il les aime trop, à mon avis, ou bien il leur accorde trop de crédit. Ce qui pourrait bien le tuer, un de ces jours.

— Comment, Sam ? Par leur apostasie ?

— Il discute avec le clergé du Dominion. Rien que la semaine dernière, je l’ai surpris à débattre avec Ben Kreel[2] de Dieu, de l’histoire et d’autres abstractions du même genre. C’est précisément ce qu’il ne faut pas qu’il fasse, s’il veut survivre aux quelques prochaines années.

— Pourquoi, qu’est-ce qui le menace ?

— La jalousie des puissants », a répondu Sam sans toutefois en dire davantage sur le sujet, se contentant de rester assis là à caresser sa barbe grisonnante avec, de temps en temps, un coup d’œil inquiet vers l’est.

Julian a fini par s’extirper de son nid de livres avec seulement deux prises de choix : l’Introduction à la Biologie et un autre volume titré Géologie de l’Amérique du Nord. Il était temps de partir, a insisté Sam, mieux valait avoir regagné la Propriété avant le dîner afin de ne manquer à personne ; les ramasseurs officiels ne tarderaient pas à venir effectuer leur sélection dans ce que nous avions laissé.

Mais j’ai dit que Julian m’a instruit d’une de ses apostasies. Voici de quelle manière. En rentrant, nous nous sommes arrêtés au sommet d’une crête surplombant le village de Williams Ford et la rivière Pine, qui coupait la vallée en descendant des montagnes à l’ouest. De cet endroit, nous voyions la flèche de la Maison du Dominion, les roues en mouvement de la scierie et du moulin à blé, tout cela bleu dans la lumière oblique et embrumé par la fumée de charbon. Loin au sud, une voie ferrée franchissait le défilé de la Pine par un pont qui ressemblait à un fil suspendu. Rentre à l’intérieur, semblait inciter le temps, il fait beau mais cela ne va pas durer, verrouille les fenêtres, tisonne le feu, mets les pommes à bouillir : l’hiver arrive. Nous avons laissé souffler nos chevaux sur cette colline venteuse tandis que l’après-midi touchait mollement à sa fin. Julian a trouvé des ronces encore pourvues de mûres foncées et charnues, que nous avons cueillies et mangées.

C’était le monde dans lequel j’avais vu le jour. C’était un automne comme tous ceux dont je me souvenais, engourdi de familiarité. Mais je ne pouvais m’empêcher de penser au Dépotoir et à ses fantômes. Peut-être ces gens, ceux ayant vécu l’Efflorescence du Pétrole et la Fausse Affliction, avaient-ils ressenti pour leurs foyers et leur région ce que je ressentais pour Williams Ford. Bien que fantômes pour moi, ils devaient s’être sentis assez réels… avoir été réels, sans réaliser qu’ils étaient des fantômes. Cela signifiait-il que j’étais moi-même un fantôme, un revenant destiné à hanter quelque génération future ?

Voyant mon expression, Julian m’a demandé ce qui me prenait. Je lui ai fait part de mes réflexions.

« Voilà que tu penses comme un Philosophe, a-t-il dit en souriant.

— Pas étonnant qu’ils soient si lamentables, alors.

— Tu es injuste, Adam… Tu n’en as jamais vu de ta vie. » Julian croyait aux Philosophes et affirmait en avoir rencontré un ou deux.

« Eh bien, j’imagine qu’ils sont lamentables, s’ils passent leur temps à se croire des fantômes et tout.

— C’est la condition de toute chose, a dit Julian. Cette mûre, par exemple. » Il en a cueilli une qu’il a posée sur sa paume pâle. « A-t-elle toujours eu cette apparence ?

— Non, bien entendu, ai-je répondu avec impatience.

— Elle a été une espèce de minuscule bourgeon vert, et avant cela, elle faisait partie de la substance des ronces, qui elles-mêmes étaient auparavant une graine dans une mûre…

— Etc., depuis la nuit des temps.

— Justement, non, Adam. Le roncier, et cet arbre, là, et les cucurbitacées dans le champ, et le corbeau qui tourne en rond au-dessus… Tous descendent d’ancêtres qui ne leur ressemblaient pas vraiment. Une mûre ou un corbeau, c’est une forme, et les formes changent avec le temps, tout comme les nuages changent en traversant le ciel.

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2

Notre représentant local du Conseil du Dominion… dans les faits, le maire de la ville.