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— Des formes de quoi ?

— D’ADN », a répondu Julian d’un ton grave. (Le manuel de Biologie tout juste récupéré dans le Dépotoir n’était pas le premier qu’il lisait.)

« Julian, a prévenu Sam, j’ai un jour promis aux parents de ce garçon que tu ne le corromprais pas.

— J’ai entendu parler de l’ADN, ai-je dit. C’est la force vitale des Profanes de l’Ancien Temps. Et c’est un mythe.

— Comme les hommes sur la Lune ?

— Exactement.

— Et quelle est ta référence sur le sujet ? Ben Kreel ? L’Histoire officielle de l’Union ?

— Rien n’est immuable à part l’ADN ? C’est un argument étrange, Julian, même de ta part.

— Ce le serait, en effet, si je disais cela. Sauf que l’ADN n’est pas immuable. Il s’efforce de se souvenir de lui-même, mais sans jamais y arriver vraiment. En se souvenant d’un poisson, il imagine un lézard. En se souvenant d’un cheval, il imagine un hippopotame. En se souvenant d’un singe, il imagine un homme.

— Julian ! est intervenu Sam avec plus d’insistance. Suffit.

— Tu parles comme un darwiniste, ai-je dit.

— Oui », a admis Julian en souriant malgré son manque d’orthodoxie, tandis que le soleil d’automne colorait son visage du cuivre des pièces de monnaie. « Oui, je suppose. »

Cette nuit-là, je suis resté allongé sur mon lit jusqu’à être à peu près certain que mes parents dormaient. Je me suis ensuite levé, j’ai allumé une lampe et sorti le nouveau (ou plutôt très ancien) livre, Histoire de l’Humanité dans l’Espace, de sa cachette derrière une commode en pin.

J’en ai feuilleté les pages fragiles, sans les lire. J’avais bien l’intention de lire l’ouvrage, mais ce soir-là, j’étais trop fatigué pour lui prêter une attention suffisante, et de toute manière je voulais savourer les mots (tout mensonges et fictions qu’ils pussent être), pas les parcourir. Ce soir-là, j’avais juste envie de jeter un coup d’œil, autrement dit, de regarder les images.

Il y avait des douzaines de photographies, et chacune me captivait par de nouvelles merveilles et invraisemblances. L’une d’elles montrait – ou prétendait montrer – des hommes debout sur la surface de la Lune, tout comme l’avait dit Julian.

Ces hommes sur le cliché étaient de toute évidence américains. Ils avaient des drapeaux cousus aux épaules de leur tenue lunaire, une version archaïque de notre propre drapeau, avec un peu moins que les soixante étoiles habituelles. Ils portaient des tenues blanches ridiculement encombrantes, comme celles des Inuits en hiver, et des casques dont les visières dorées leur dissimulaient le visage. J’ai supposé qu’il faisait très froid, sur la Lune, si les explorateurs avaient besoin de protections aussi volumineuses. Ils avaient dû arriver en hiver. Sauf qu’il n’y avait ni glace ni neige près d’eux. La Lune ne semblait guère qu’un désert, sèche comme une brindille et aussi poussiéreuse que la garde-robe d’un Dépoteur.

Je ne peux dire combien de temps j’ai regardé cette photo en essayant de la comprendre. Peut-être plus d’une heure. Je ne peux décrire non plus ce qu’elle suscitait en moi… je me sentais plus grand que moi-même, mais seul, comme si j’avais grandi jusqu’aux nuages et perdu de vue tout ce qui m’était familier. Quand j’ai enfin refermé le livre, la lune s’était levée de l’autre côté de ma fenêtre… la véritable lune, je veux dire, une pleine lune d’équinoxe, grosse et orange, à moitié dissimulée par les nuages déchirés par le vent.

Je me suis demandé s’il était vraiment possible que des hommes eussent rendu visite à ce corps céleste. Si, comme le laissaient entendre les photographies, ils y étaient allés à bord de fusées, de fusées mille fois plus grandes que celles, familières, des feux d’artifice de la Fête nationale. Mais si des hommes avaient rendu visite à la Lune, pourquoi n’y étaient-ils pas restés ? L’endroit était-il si inhospitalier que personne ne voulût y rester ?

Ou peut-être y étaient-ils restés et y vivaient-ils toujours. S’il faisait à ce point froid sur la Lune, me suis-je dit, les gens y résidant à la surface seraient obligés de faire du feu pour se tenir chaud. Il ne semblait pas y avoir de bois sur la Lune, à en juger par les photographies, aussi devaient-ils utiliser du charbon ou de la tourbe. Je me suis ensuite approché de la fenêtre pour examiner soigneusement la lune, cherchant des traces de feux de camp, de mines à ciel ouvert ou de toute autre industrie lunaire. Mais je n’en ai vu aucune. Ce n’était que la lune, tachetée et immuable. J’ai rougi de ma propre naïveté, rangé le livre dans sa cachette, chassé ces perfides pensées de mon esprit par une rapide prière et fini par m’endormir.

2

Avant de décrire la menace que redoutait Sam Godwin, menace qui s’est matérialisée dans notre village peu avant la Noël, il me revient d’expliquer un peu Williams Ford et la place de ma famille – et de celle de Julian – dans cette communauté[3].

En tête de vallée se trouvait la source de notre prospérité, la Propriété Duncan et Crowley. Ce domaine rural appartenait à deux importantes familles de négociants new-yorkais qui disposaient de sièges héréditaires au Sénat. Il représentait pour eux non seulement une source de revenus, mais aussi une résidence secondaire, à distance prudente (plusieurs jours de train) des intrigues et pestilences des grandes villes de l’Est. Il était habité – gouverné, devrais-je dire – par les patriarches Duncan et Crowley, mais également par toute une légion de cousins, neveux, parents par alliance et distingués invités à la recherche d’air pur et d’environnement rural. Avec son climat clément et ses paysages agréables, suivant la saison, notre petit coin d’Athabaska attirait les Aristos oisifs comme le beurre fort attire les mouches.

Malgré l’absence de tout document permettant de savoir qui du village ou de la Propriété a existé avant l’autre, on ne peut nier que la prospérité du village dépendait de la Propriété. On trouvait surtout trois classes sociales à Williams Ford : les Propriétaires, ou Aristos, avec en dessous la classe bailleresse, forgerons, charpentiers, tonneliers, contremaîtres, jardiniers, apiculteurs et autres dont les baux se remboursaient en service, et enfin les ouvriers sous contrat, qui travaillaient comme journaliers, habitaient de grossières cabanes à l’est de la Pine et ne recevaient d’autre rémunération que de la mauvaise nourriture et un logement encore pire.

Ma famille occupait dans cette hiérarchie une place ambivalente. Ma couturière de mère travaillait à la Propriété, comme sa mère avant elle. Mon père était cependant arrivé à Williams Ford sans attaches ni intention de s’y attarder et son mariage avec ma mère avait suscité la controverse. Il avait « épousé un bail », comme on disait, et reçu en guise de dot un emploi stable sur la Propriété. La loi en Athabaska autorisait de telles unions, que l’opinion publique considérait toutefois d’un mauvais œil. Ma mère avait seulement gardé quelques amis de sa classe une fois mariée, ses parents étaient morts depuis (peut-être bien d’embarras), et dans mon enfance, les origines modestes de mon père m’ont valu bien des moqueries et des railleries.

Venait par-dessus tout cela l’épineux problème de notre religion. Nous étions – parce que mon père l’était – de l’Église des Signes. À cette époque, on exigeait de chaque Église chrétienne d’Amérique voulant fonctionner sans être soumise à d’écrasants impôts fédéraux qu’elle obtînt l’approbation formelle du Bureau officiel du Dominion de Jésus-Christ sur Terre. (On appelle parfois le Dominion « L’Église du Dominion », mais c’est une appellation inappropriée, toute Église reconnue par le Bureau étant une Église du Dominion. Les Églises épiscopale, presbytérienne et baptiste du Dominion… et même l’Église catholique américaine, puisqu’elle a renoncé à son allégeance au pape romain en 2112, sont toutes regroupées sous l’égide du Dominion, qui a pour but non d’être une Église, mais de certifier les Églises. En Amérique, la Constitution nous garantit la liberté de culte, du moment qu’il s’agit d’une authentique congrégation chrétienne et non d’une secte frauduleuse ou sataniste. Le Bureau existe afin d’établir cette distinction. Ainsi que de percevoir la dîme et les honoraires nécessaires pour assumer son importante mission.)

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3

J’implore la patience du lecteur si je détaille des sujets qui lui semblent déjà bien connus. Je me permets de croire à un public étranger, ou à une postérité pour qui nos dispositions actuelles n’iraient pas de soi.