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Nous étions, disais-je, de l’Église des Signes, confession marginale qu’évitait la classe bailleresse, reconnue à contrecœur (mais pas vraiment soutenue) par le Dominion et surtout populaire parmi les ouvriers illettrés de passage, au sein desquels mon père avait grandi. Notre foi avait comme texte sacré ce passage de saint Marc : « En mon nom, ils chasseront les démons, ils parleront de nouvelles langues, ils saisiront des serpents, et s’ils boivent un poison mortel, il ne leur nuira point. » En d’autres termes, nous étions des manipulateurs de serpents, et célèbres pour cela au-delà de nos modestes rangs. Notre congrégation consistait en une douzaine d’ouvriers agricoles, pour la plupart tout juste arrivés des États du Sud. Mon père en était le diacre (même si nous n’utilisions pas ce titre), et nous gardions, à des fins rituelles, des serpents dans des cages en grillage derrière notre maison, pratique qui ne contribuait guère à améliorer notre position sociale.

Voilà dans quelle situation se trouvait notre famille au moment où, parti chasser, j’ai rencontré par hasard Julian Comstock, arrivé avec son mentor Sam Godwin à l’invitation des familles Duncan et Crowley.

J’étais alors en apprentissage auprès de mon père, devenu contremaître dans les grandes et luxueuses écuries de la Propriété. Mon père adorait et comprenait les animaux, en particulier les chevaux. Je ne sortais, hélas, pas du même moule, et mes relations avec les pensionnaires des écuries n’allaient qu’exceptionnellement au-delà d’une tolérance mutuelle un peu brusque. Je n’aimais pas mon travail – qui consistait surtout à balayer la paille, pelleter les excréments, et plus généralement à accomplir les corvées que les garçons d’écurie plus âgés considéraient indignes d’eux – aussi me suis-je réjoui que mon amitié avec Julian grandît et un secrétaire venait régulièrement à l’improviste de la maisonnée y requérir ma présence. La requête émanant d’un Comstock, on ne pouvait la rejeter, malgré tous les grincements de dents des palefreniers et selliers en me voyant échapper à leur autocratie.

Au début, nous nous rencontrions pour lire et discuter de livres, ou pour chasser ensemble ; plus tard, Sam Godwin m’a invité à assister aux leçons de Julian, car on l’avait chargé de l’instruction de Julian tout autant que de son bien-être général. (L’école du Dominion m’avait par bonheur enseigné des rudiments de lecture et d’écriture, capacités que ma mère s’était chargée ensuite de développer, car elle croyait au pouvoir de l’alphabétisation comme puissance amélioratrice. Mon père ne savait ni lire ni écrire.) Et moins d’un an après notre première rencontre, Sam s’est présenté un soir en personne à la petite maison de mes parents avec une proposition extraordinaire.

« Monsieur et madame Hazzard », a-t-il dit en levant la main pour effleurer sa casquette militaire (qu’il avait enlevée en entrant, si bien que son geste a semblé un salut inachevé), « vous n’ignorez pas, bien entendu, l’amitié qui lie votre fils à Julian Comstock.

— Oui, a répondu ma mère. Nous nous en inquiétons d’ailleurs bien souvent… vu ce qui se passe à la Propriété. »

Malgré sa stature modeste et délicate, ma mère était une femme énergique aux idées bien arrêtées. Mon père, qui parlait peu, n’a pas dit un mot ce soir-là, se contentant de rester sur sa chaise, la main serrée sur une pipe en racine de laurier qu’il n’a pas allumée.

« Ce qui se passe à la Propriété est précisément au cœur du problème, a répondu Sam Godwin. Je ne sais pas au juste ce qu’Adam vous a raconté à ce sujet. Le père de Julian, le général Bryce Comstock, qui était mon ami tout autant que mon commandant, m’a chargé peu avant sa mort de m’occuper de Julian et de son bien-être…

— Peu avant sa mort, a fait remarquer ma mère, sur le gibet, pour trahison. »

Sam a grimacé. « Exact, madame Hazzard, je ne peux le nier, mais je maintiens que le procès était truqué et le verdict inique. Toujours est-il que cela ne change rien à mon obligation vis-à-vis du fils. J’ai promis de prendre soin du garçon et j’entends bien tenir ma promesse.

— Un sentiment chrétien. » Ma mère n’arrivait pas tout à fait à dissimuler son scepticisme.

« Quant à votre sous-entendu sur la Propriété et sur les pratiques auxquelles s’y livrent les jeunes Eupatridiens, je suis tout à fait d’accord avec vous. C’est pour cette raison que j’ai approuvé et encouragé l’amitié entre Julian et votre fils. En dehors d’Adam, Julian n’a pas d’amis fiables. La Propriété est un tel repaire de serpents venimeux… sans vouloir vous offenser », a-t-il ajouté en se souvenant de notre religion et en supposant à tort, comme beaucoup de monde, que les fidèles de l’Église des Signes aimaient forcément les serpents ou du moins ressentaient une sorte de lien de parenté avec eux, « sans vouloir vous offenser, mais je préférerais autoriser Julian à fréquenter, euh, des scorpions », choisissant une comparaison plus acceptable, « que l’abandonner aux sarcasmes, machinations, ruses et habitudes désastreuses de ses pairs. Ce qui fait de moi non seulement son éducateur, mais son compagnon perpétuel. Sauf que j’ai plus de deux fois son âge, madame Hazzard, et qu’il a besoin d’un ami plus proche du sien.

— Que proposez-vous au juste, monsieur Godwin ?

— De prendre Adam comme deuxième étudiant, dans l’intérêt des deux garçons. »

Sam était d’ordinaire un homme de peu de mots – même comme enseignant – et il semblait aussi épuisé par cette allocution que s’il avait soulevé un poids énorme.

« Étudiant en quoi, monsieur Godwin ?

— Mécanique. Histoire. Grammaire et composition. Compétences martiales…

— Adam sait déjà tirer au fusil.

— Combat au pistolet, au sabre, à mains nues… mais ce n’en est qu’une petite partie, s’est hâté d’ajouter Sam. Le père de Julian m’a demandé de cultiver aussi bien l’esprit que les réflexes de son fils. »

Ma mère a eu d’autres objections à soulever, surtout au sujet de mon travail de garçon d’écurie qui contribuait à l’équilibrage des baux de la famille et de la difficulté qu’aurait celle-ci à se passer des bons supplémentaires pour le magasin de la Propriété. Sam avait toutefois anticipé cette réaction. Il recevait de l’argent de la mère de Julian – c’est-à-dire de la belle-sœur du président – pour l’éducation de Julian, fonds discrétionnaire dans lequel il pouvait puiser pour compenser mon absence à l’écurie. À un taux horaire généreux, de surcroît. Quand il a cité un chiffre, les réticences de mes parents ont perdu de leur virulence pour finir par disparaître. (J’observais le tout de la pièce voisine par une fente dans la porte.)

Leurs appréhensions ne s’étaient pas toutes évanouies pour autant. Le lendemain, avant de me laisser partir pour la Propriété, cette fois pour me rendre dans l’une des Grandes Maisons et non pour pelleter des excréments à l’écurie, ma mère m’a prévenu de ne pas me mêler des affaires des hauts-nés. Je lui ai promis de m’accrocher à mes vertus chrétiennes. (Une promesse irréfléchie, moins facile à tenir que je me l’imaginais[4].)

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4

La nature quelque peu féminine de Julian lui avait valu une réputation de sodomite parmi les autres jeunes Aristos. Qu’ils puissent le croire sans la moindre preuve témoigne de la teneur de leurs pensées, en tant que classe. Mais j’en avais bénéficié de temps à autre. À plus d’une occasion, les connaissances féminines de Julian — des filles raffinées de mon âge, voire davantage — m’ont pris pour le compagnon intime de Julian, au sens physique. Sur la base de quoi elles entreprenaient de remédier à ma déviance, et de la manière la plus directe. Je coopérais avec joie à ces «thérapies», qui se révélaient systématiquement efficaces.