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Les Exécutants fournissaient les voix des acteurs et actrices dans les images, photographiées mais muettes. Ils regardaient le film par un système de miroirs, arrivaient à suivre le texte grâce à une espèce de lampe d’habitacle (afin de ne pas projeter de lumière gênante), et disaient leurs répliques au moment où les acteurs parlaient, si bien que leurs voix semblaient émaner de l’écran. De même, leurs tambour, cloche et autres correspondaient à des événements dans le film[5].

« Bien entendu, ils s’en sortaient nettement mieux à l’Ère Profane », a murmuré Julian, et j’ai prié pour que ce commentaire indélicat n’arrivât aux oreilles de personne. D’après tous les documents d’époque, les films étaient en effet spectaculaires durant l’Efflorescence du Pétrole – avec un son enregistré, des couleurs naturelles au lieu de noir et gris, etc. Mais ils étaient aussi, d’après les mêmes documents, affreusement impies et souvent pornographiques. Par bonheur (ou par malheur, du point de vue de Julian), on n’en connaissait aucun qui eût survécu : les pellicules avaient moisi depuis longtemps et les copies « numériques » étaient absolument indécodables. Ces films appartenaient au vingtième et au début du vingt et unième siècle, époque où la combustion des réserves terrestres de pétrole périssable avait permis une prospérité importante, intenable et hédoniste, avec pour conséquences la Fausse Affliction, les guerres, les épidémies et la douloureuse diminution de la population, qui, de trop importante, était revenue à un niveau plus raisonnable.

D’après l’Histoire officielle de l’Union, notre passé ne contenait rien de meilleur et de plus authentiquement américain que le dix-neuvième siècle, dont il nous avait fallu, par la force des choses, restaurer plus ou moins parfaitement les vertus domestiques et les industries modestes, siècle dont les techniques étaient concrètes et dont la littérature s’avérait souvent aussi édifiante qu’utile.

Mais je dois avouer qu’une partie de l’apostasie de Julian m’avait infecté. De vilaines pensées me troublaient au moment où on a éteint les torches et où Ben Kreel (notre pasteur du Dominion, qui marchait de long en large devant l’écran de projection) a prononcé un discours sur la Nation, la Piété et le Devoir. La Guerre, avait dit Julian, en parlant non seulement de l’éternelle guerre au Labrador mais d’une nouvelle phase de celle-ci, dont la main squelettique pourrait se tendre jusqu’à Williams Ford… et qu’adviendrait-il alors de moi ? De ma famille ?

« Nous sommes ici pour procéder à un vote, a fini par conclure Ben Kreel, devoir sacré à la fois envers notre nation et notre foi, notre nation menée avec tant de succès et de bienveillance par son dirigeant, le président Deklan Comstock, dont les Campagnistes, je le vois à leurs mouvements de mains, ont hâte d’entrer dans le vif du sujet, aussi, sans plus attendre, etc., merci d’accorder votre attention à leur film, Premiers sous les Cieux, qu’ils ont préparé pour notre divertissement… »

On avait apporté le matériel nécessaire à Williams Ford dans un chariot bâché : un appareil de projection et une dynamo portable suisse (sans doute prise aux forces hollandaises au Labrador), fonctionnant à l’alcool distillé et installée au fond d’une espèce de tranchée fraîchement creusée derrière l’église pour assourdir le bruit, qui traversait néanmoins le plancher comme le grognement agacé d’un énorme chien sous terre. Cette vibration n’a fait qu’ajouter à l’excitation, alors que s’éteignait la dernière flamme d’éclairage et que l’ampoule électrique s’illuminait dans le projecteur mécanique.

Le film a commencé. Je n’en avais jamais vu, aussi ma stupéfaction a-t-elle été totale. L’illusion des photographies « venues à la vie » m’a fasciné au point que la substance des scènes a failli m’échapper… mais je me souviens d’un titre très orné et de scènes de la deuxième bataille du Québec, recréées par des acteurs mais parfaitement authentiques à mes yeux, accompagnées de tambour et de pipeau aigu qui représentaient les explosions et les sifflements des obus. Les spectateurs des premiers rangs ont tressailli par réflexe ; plusieurs des femmes éminentes du village, manquant s’évanouir, ont agrippé les mains ou les bras de leurs compagnons, qui se sont peut-être retrouvés au matin aussi contusionnés que s’ils avaient personnellement pris part aux combats.

Mais bientôt les Hollandais, sous leur drapeau frappé de la croix et du laurier, ont commencé à battre en retraite devant les forces américaines, et un acteur qui personnifiait le jeune Deklan Comstock s’est avancé pour réciter son Serment d’investiture (un peu prématurément, mais l’histoire était ici tronquée pour les besoins de l’art) – celui où il mentionne à la fois l’impératif continental et la Dette du Passé. Bien entendu, sa voix provenait d’un des Exécutants, une basse profonde dont le timbre émergeait de son porte-voix avec une gravité pesante. (Légère entorse à la vérité, là encore, car le véritable Deklan Comstock avait une voix aiguë et tendance à s’irriter.)

Le film est ensuite passé à des épisodes plus convenables et à des vues pittoresques représentant les joyaux du règne de Deklan le Conquérant, comme on l’appelait dans l’armée des Laurentides, qui l’avait accompagné jusqu’à son ascension à New York. Il y avait là une reconstitution de Washington (un projet jamais mené à terme, toujours en cours, retardé par un terrain marécageux et les maladies transmises par les insectes), l’Illumination de Manhattan, où une dynamo hydroélectrique alimentait les réverbères quatre heures par jour (entre 18 et 22 heures), ainsi que le chantier naval militaire de Boston Harbor, les mines de charbon et usines de relaminage de Pennsylvanie, les toutes dernières locomotives à vapeur reluisantes prêtes à tracter les tout derniers trains reluisants, etc.

Je n’ai pu que m’interroger sur la manière dont Julian réagissait à ce spectacle : après tout, celui-ci ne cessait de chanter les louanges de l’homme qui avait fait exécuter son père. Je ne pouvais oublier – et Julian devait l’avoir constamment à l’esprit – que le président ainsi glorifié était en réalité un tyran fratricide. Mais Julian gardait les yeux rivés à l’écran, ce qui traduisait (ai-je appris plus tard) non son opinion sur les événements actuels mais sa fascination pour ce qu’il préférait appeler « cinéma ». Ses pensées ne s’éloignaient jamais beaucoup de cette fabrique d’illusions en deux dimensions… cela a peut-être été la « véritable vocation » de Julian, qui culminerait dans la création de son chef-d’œuvre cinématique interdit : La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin… mais n’anticipons pas.

Le film a ensuite mentionné les raids victorieux contre les Brésiliens à Panama durant le règne de Deklan le Conquérant, ce qui a dû sembler plus proche à Julian, car je l’ai vu tressaillir une fois ou deux.

Le spectacle avait beau être palpitant, mon attention ne cessait de vagabonder. Peut-être à cause de l’étrangeté de la campagne électorale, si proche de Noël, ou à cause d’Histoire de l’Humanité dans l’Espace, que je lisais au lit, une page ou deux à la fois, presque tous les soirs depuis notre expédition au Dépotoir ; quoi qu’il en soit, je me retrouvais en proie à une soudaine mélancolie. Voilà qu’au milieu de tout ce qui me semblait familier et aurait dû me réconforter – la foule de la classe bailleresse, l’enceinte bienveillante de la Maison du Dominion, les étendards et marques de l’époque de Noël –, tout me paraissait soudain mince, comme si le monde était un seau dont le fond venait de céder.

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5

L’illusion était vraiment saisissante avec des Exécutants professionnels, mais leurs écarts de conduite pouvaient être tout aussi stupéfiants. Julian m’a raconté un jour une adaptation cinématographique new-yorkaise du Hamlet de W. Shakespeare dans laquelle l’un était arrivé ivre dans la salle, si bien que le malheureux Danemark avait semblé s’exclamer «Mer d’ennuis — (un juron grossier) — j’ai moi-même des ennuis», tirade accompagnée d’autres obscénités, de nombreux carillonnements inappropriés et coups de sifflet vulgaires, qui avaient duré jusqu’à ce qu’on pût dépêcher une doublure pour le remplacer.