— C’est bon, tout le monde ? a fait la voix de Kroll dans la cage d’escalier. On est prêts ? Souvenez-vous : des visages réjouis. On y va.
La porte d’entrée s’est ouverte et, un instant plus tard, j’ai vu sur l’écran le sommet du crâne de l’ex-Premier ministre qui a parcouru rapidement les quelques mètres jusqu’à la voiture. Il a disparu à l’intérieur à l’instant où son avocat, qui lui avait emboîté le pas, contournait la Jaguar pour monter de l’autre côté. En bas de l’image, une légende indiquait : ADAM LANG QUITTE LA MAISON DE MARTHA’S VINEYARD. Je me suis dit qu’ils savaient peut-être tout, ces petits génies du satellite, mais qu’ils n’avaient certainement jamais entendu parler de tautologie.
Derrière eux, la suite de Lang a surgi de la maison en file indienne pressée pour foncer vers le minibus. Amelia marchait en tête, les mains plaquées contre ses cheveux blonds impeccables pour les protéger du courant d’air soulevé par le rotor ; venaient ensuite les secrétaires, suivies par les assistants juridiques, deux gardes du corps fermant la marche.
Les formes sombres et allongées des voitures ont quitté la propriété tous feux allumés et se sont lancées à l’assaut de l’étendue gris cendre des chênes de Bannister en direction de la nationale de West Tisbury. L’hélicoptère les a prises en chasse, balayant les rares feuilles hivernales et aplatissant l’herbe pelée. Peu à peu, pour la première fois depuis le début de la matinée, le bruit des pales s’est estompé, comme si un semblant de paix était revenu sur la maison. Le gros de l’orage s’était apparemment éloigné. Je me suis demandé où était passée Ruth, et si elle regardait elle aussi les images télévisées. Je me suis levé et suis allé me poster en haut de l’escalier, l’oreille tendue, mais tout était silencieux et, lorsque j’ai repris ma place devant l’écran, des images terrestres avaient succédé aux vues aériennes pour montrer la limousine de Lang débouchant de la forêt.
De nombreuses forces de police étaient arrivées à l’entrée du chemin, cadeau de l’État du Massachusetts, et les policiers s’étaient rangés en ligne pour cantonner les manifestants de l’autre côté de la route. Pendant un instant, la Jaguar a semblé accélérer en direction de l’aéroport, mais alors, ses feux stop se sont allumés et la voiture s’est immobilisée. Le minibus s’est garé derrière. Et soudain, Lang est apparu, sans manteau, apparemment aussi indifférent au froid qu’à la foule et ses slogans, et il s’est dirigé vers les caméras, imité par trois agents des Services spéciaux. J’ai cherché la télécommande sur le fauteuil qu’avait occupé Amelia — le cuir était encore imprégné de son parfum — et l’ai dirigée vers l’écran pour monter le son.
— Je m’excuse de vous avoir fait attendre si longtemps dans le froid, a commencé Lang. Je voudrais juste vous dire quelques mots pour répondre aux informations en provenance de La Haye.
Il s’est interrompu et a regardé par terre. Il faisait souvent cela. Était-ce naturel ou bien était-ce un moyen qu’il avait trouvé pour donner une impression de spontanéité ? Avec lui, on ne pouvait jamais savoir. On entendait parfaitement en fond sonore les manifestants scander : « Lang ! Lang ! Lang ! Menteur ! Menteur ! Menteur ! »
— C’est une époque bizarre, a-t-il repris avant d’hésiter de nouveau, une époque bizarre — le voilà qui relève les yeux — où ceux qui ont toujours défendu la liberté, la paix et la justice se retrouvent accusés d’être des criminels alors que ceux qui incitent ouvertement à la haine, glorifient les massacres et cherchent à détruire la démocratie sont considérés par la loi comme des victimes.
— Menteur ! Menteur ! Menteur !
— Comme je l’ai dit dans ma déclaration d’hier, j’ai toujours été un défenseur convaincu de la Cour pénale internationale. Je crois en son travail. Je crois en l’intégrité de ses juges. Et c’est pourquoi je ne crains pas cette enquête. Parce que je sais au fond de mon cœur que je n’ai rien fait de mal.
Il s’est tourné vers les manifestants. Pour la première fois, il a paru remarquer les pancartes brandies : son visage, les barreaux de prison, la combinaison orange, les mains ensanglantées. Sa bouche s’est affermie.
— Je refuse de me laisser intimider, a-t-il assuré, le menton légèrement relevé. Je refuse de servir de bouc émissaire. Je refuse de me laisser distraire de ma mission qui est désormais de lutter contre le sida, la pauvreté et le réchauffement climatique. C’est pour cette raison que je me propose de me rendre maintenant à Washington afin de poursuivre mon travail, comme prévu. Pour tous ceux qui nous regardent, au Royaume-Uni comme partout ailleurs dans le monde, je tiens à ce qu’une chose soit parfaitement claire. Tant qu’il me restera un souffle de vie, je combattrai le terrorisme partout où il pourra être combattu, que ce soit sur le terrain ou — si nécessaire — dans des tribunaux. Merci.
Ignorant les questions qu’on lui lançait — « Quand rentrerez-vous en Angleterre, monsieur Lang ? », « Soutenez-vous la torture, monsieur Lang ? » —, il a fait demi-tour, les muscles de ses larges épaules saillant sous sa veste sur mesure, son trio de gardes du corps déployé derrière lui. Une semaine plus tôt, j’aurais été impressionné, de la même façon que je l’avais été par son discours à New York après l’attentat suicide de Londres, mais maintenant, étonnamment, je n’éprouvais plus rien. J’avais l’impression de contempler un grand acteur dans la dernière phase de sa carrière, vidé de toute émotion, n’ayant plus que sa technique sur quoi s’appuyer.
J’ai attendu qu’il ait regagné son cocon à l’épreuve des bombes et des attaques chimiques avant d’éteindre la télévision.
Une fois Lang et les autres partis, la maison ne paraissait pas seulement déserte mais désolée, privée de sa raison d’être. J’ai descendu l’escalier et suis passé devant les vitrines éclairées remplies de statuettes tribales érotiques. La chaise près de la porte d’entrée, où se tenait toujours l’un des gardes du corps, était vide. Je suis revenu sur mes pas pour emprunter le couloir jusqu’au bureau des secrétaires. La petite pièce, en temps normal d’un ordre clinique, semblait avoir été abandonnée en pleine panique, un peu comme une ambassade étrangère dans une ville en débâcle. Une profusion de papiers, de CD et de vieilles éditions du Hansard[2] et du journal officiel du Congrès jonchaient le bureau. J’ai soudain réfléchi que je n’avais pas d’exemplaire du manuscrit de Lang pour travailler mais, quand j’ai voulu ouvrir le fichier métallique, il était fermé à clé. Juste à côté, une corbeille débordait de charpie sortie tout droit du destructeur de documents.
J’ai jeté un coup d’œil dans la cuisine. Une collection de couteaux de boucher était disposée sur un billot, et il y avait du sang frais sur une des lames. J’ai lancé un « Il y a quelqu’un ? » hésitant et passé la tête par la porte du garde-manger, mais l’intendante ne s’y trouvait pas.
Je ne savais plus du tout où était ma chambre, et je n’avais donc d’autre choix que de trouver mon chemin dans le couloir, en essayant une porte après l’autre. La première était verrouillée. La deuxième était ouverte, donnant sur une pièce qui exhalait l’odeur sucrée, presque écœurante, d’un after-shave puissant. Un survêtement était jeté sur le lit : c’était visiblement la chambre dont se servaient les hommes des Services spéciaux pendant leur service de nuit. La troisième porte était fermée à clé, et je m’apprêtais à essayer la quatrième quand j’ai entendu une femme pleurer. Je me suis douté que c’était Ruth : même ses sanglots avaient quelque chose de combatif. « Il n’y a que six chambres dans le corps principal de la maison, avait dit Amelia. Adam et Ruth en ont chacun une. » Quelle drôle de situation, me suis-je dit en m’écartant : l’ex-Premier ministre et sa femme faisant chambre à part, avec la maîtresse juste au bout du couloir. C’était presque français.