J’ai ouvert la porte et me suis trouvé devant Dep, l’intendante vietnamienne, dans son uniforme pantalon de soie noire. Elle devait avoir une cinquantaine d’années et paraissait aussi fragile qu’un oiseau. J’avais l’impression qu’il me suffirait d’éternuer pour l’envoyer bouler à l’autre bout de la maison.
— Ce serait très gentil, merci.
— Ici ou dans cuisine ?
— Dans la cuisine, ce serait parfait.
Lorsqu’elle se fut éloignée de son pas traînant chaussé de mules, je me suis retourné pour examiner ma chambre. Je savais que je ne pouvais pas remettre cela plus longtemps. « Fais comme si c’était de l’écriture, me suis-je exhorté : attaque. » J’ai ouvert la fermeture à glissière de ma valise, que j’avais posée sur le lit. Puis, prenant une profonde inspiration, j’ai tiré la porte coulissante du placard et entrepris d’enlever toutes les affaires de McAra des cintres en les empilant sur mon bras — chemises bon marché, vestons de confection, pantalons de grands magasins et le genre de cravate qu’on achète à l’aéroport : rien de sur mesure dans ton placard, pas vrai, Mike ? Je me suis rendu compte qu’il avait dû être vraiment gros en regardant les cols de chemise démesurés et les grands cercles formés par les ceintures de pantalon : beaucoup plus fort que moi en tout cas. Et là, bien entendu, mes pires craintes se sont réalisées : la sensation de toucher un tissu étranger et même le claquement des cintres métalliques contre la tringle chromée ont suffi à percer une brèche dans la barrière d’un quart de siècle de défenses attentives, me propulsant directement dans la chambre de mes parents, où je m’étais forcé à aller faire du tri trois mois après l’enterrement de ma mère.
Ce sont les affaires des morts qui m’ont toujours perturbé. Qu’y a-t-il de plus triste que le fouillis qu’ils laissent derrière eux ? Qui dit que tout ce qui reste de nous est de l’amour ? Tout ce qui restait de McAra, c’étaient des affaires. J’ai tout mis en tas sur le fauteuil, puis j’ai attrapé sa valise sur l’étagère au-dessus de la penderie. Je m’attendais qu’elle soit vide, mais, quand j’ai saisi la poignée, quelque chose a glissé à l’intérieur. J’ai pensé : « Ah ! Enfin. Le document secret. »
C’était une grosse valise très laide, en plastique moulé rouge, trop encombrante pour que je puisse la manipuler facilement. Elle a heurté le sol avec un bruit sourd. Le son a semblé résonner dans la maison silencieuse. J’ai attendu un moment, puis j’ai couché doucement la valise à plat par terre, me suis agenouillé devant et ai pressé les deux fermoirs. Ils se sont ouverts avec un déclic sonore et simultané.
C’était le genre de bagage qu’on ne fabrique plus depuis au moins dix ans, sauf peut-être dans les coins les plus arriérés d’Albanie. L’intérieur était garni d’une horrible doublure en plastique brillant imprimée d’où pendaient de grands élastiques tortillés. La valise ne contenait qu’une grosse enveloppe matelassée adressée à « M. McAra », suivi d’une boîte postale à Vineyard Haven. Une étiquette collée au dos indiquait qu’elle provenait du centre des archives Adam-Lang de Cambridge, en Angleterre. Je l’ai ouverte et en ai sorti une poignée de photos et de photocopies ainsi qu’une carte portant les compliments de l’expéditeur, une certaine Julia Crawford-Jones, titulaire d’un doctorat, administratrice.
J’ai reconnu aussitôt l’un des clichés : Lang en costume de poulet, pour un spectacle du Footlights au début des années soixante-dix. Il y avait une dizaine d’autres photos de plateau montrant l’ensemble de la troupe ; une série d’images de Lang tenant la perche lors d’une partie de canotage, portant chapeau de paille et blazer à rayures ; et trois ou quatre clichés où on le voyait à un pique-nique au bord de la rivière, visiblement pris le même jour que la sortie en barque. Les photocopies étaient celles de divers programmes d’émissions radiophoniques et de pièces de théâtre du Footlights de Cambridge, plus bon nombre de comptes rendus des journaux locaux sur les élections municipales de Londres en mai 1977, ainsi que celle de la carte d’adhésion de Lang au parti. Ce n’est que lorsque j’ai vu la date sur la carte que je me suis relevé. Elle datait de 1975.
Du coup, j’ai tout réexaminé plus attentivement, à commencer par les articles sur les élections. À première vue, j’avais cru qu’ils provenaient de l’Evening Standard, mais je me rendais maintenant compte qu’ils étaient extraits du bulletin d’information d’un parti politique — le parti de Lang — et qu’il y figurait parmi tout un groupe de militants pour la campagne électorale. Il était difficile de le repérer sur la photocopie de mauvaise qualité. Il avait les cheveux longs. Il était mal habillé. Mais c’était bien lui, membre d’une équipe qui faisait du porte-à-porte dans une cité HLM, « Agent électoral : A. Lang ».
J’étais plus irrité qu’autre chose. En tout cas, je n’y ai vu aucun sinistre présage. Tout le monde a tendance à embellir sa propre réalité. On commence avec une petite fiction à usage privé et voilà qu’un jour, pour rire, on la transforme en anecdote. Ça ne fait de mal à personne. Au fil des années, l’anecdote en question est répétée si régulièrement qu’elle passe pour un fait établi. Bientôt, démentir ce fait pourrait devenir embarrassant. Avec le temps, on a certainement fini par y croire soi-même. Et, de la même façon qu’un récif de corail, ce mythe qui prend corps peu à peu modèle la source historique. Je voyais bien pourquoi il convenait mieux à Lang de prétendre qu’il n’était venu à la politique que pour séduire une fille. Ça le flattait tout en le faisant paraître moins ambitieux, et ça la flattait elle aussi en lui donnant plus d’influence qu’elle n’en avait probablement eu. Le public aimait ce genre d’histoires. Tout le monde était content. Une question se posait néanmoins : qu’est-ce que j’étais censé raconter ?
C’est un dilemme qui survient régulièrement dans le travail du nègre, et la procédure est simple : on porte l’incohérence à l’attention de l’auteur, et on le laisse décider de la meilleure façon d’y remédier. Il convient pour le collaborateur de ne pas vouloir à tout prix s’en tenir à la vérité absolue : si tel était le cas, le poids mort de la réalité ferait à notre niveau s’écrouler toute l’industrie de l’édition. De la même manière qu’une esthéticienne ne dit pas à sa cliente qu’elle a une tête de crapaud, le nègre ne dit pas à son auteur que la moitié de ses souvenirs les plus chers sont fallacieux. Ne pas régenter, faciliter : telle est notre devise. De toute évidence, McAra avait omis de respecter cette règle simple. Il avait dû avoir des soupçons sur tout ce qu’on lui racontait, avait demandé quelques précisions aux archives puis avait rayé l’anecdote la mieux rodée de l’ex-Premier ministre de ses mémoires. Quel amateur ! J’imagine avec quel enthousiasme cela avait dû être reçu. Cela expliquait sans doute pourquoi les relations avaient fini par devenir un peu tendues.
Je me suis de nouveau intéressé aux documents sur Cambridge. Il se dégageait une étrange impression d’innocence de cette jeunesse dorée[3] révolue, égarée dans cette vallée perdue mais heureuse, à mi-chemin entre les deux sommets des cultures hippie et punk.
D’un point de vue spirituel, ils paraissaient beaucoup plus proches des années soixante que des années soixante-dix. Les filles portaient de longues robes à fleurs ornées de dentelles et de décolletés plongeants, et de grands chapeaux de paille pour se protéger du soleil. Les garçons avaient les cheveux aussi longs que les filles. Sur la seule photo en couleurs, Lang tenait une bouteille de champagne dans une main, et ce qui ressemblait à un pétard dans l’autre ; une fille lui donnait apparemment des fraises à manger tandis qu’en arrière-plan, un garçon torse nu levait le pouce en signe d’encouragement.