— Excusez-moi, Dep, ai-je demandé à l’intendante.
Elle s’est redressée devant le frigo. Elle avait un visage si compatissant et sympathique.
— Monsieur ?
— Savez-vous s’il y a quelque part une carte de l’île que je pourrais emprunter ?
DIX
« Il est tout à fait possible d’écrire un livre pour quelqu’un en se contentant d’écouter ce qu’il a à dire ; mais, souvent, des recherches complémentaires permettent de trouver davantage de détails et donnent une idée plus précise. »
C’était apparemment à une quinzaine de kilomètres, sur la côte nord-ouest de Vineyard. Lambert’s Cove, c’était bien ça.
Il y avait quelque chose d’attirant dans les noms des lieux tout autour : Blackwater Brook, Uncle Seth’s Pond, Indian Hill ou Old Herring Creek Road[4]. On aurait dit la carte d’un livre d’aventures pour enfants, et, curieusement, c’est dans cette idée que j’ai conçu mon plan : comme une sorte d’excursion récréative. Dep a suggéré d’emprunter une bicyclette — « Oh oui, M. Rhinehart, lui a beaucoup, beaucoup bicyclettes pour ses invités » — et cette idée m’a plu tout de suite, même si je n’avais pas fait de vélo depuis des années et si je savais, au fond de moi-même, que cette virée ne donnerait rien de bon. Plus de trois semaines s’étaient écoulées depuis la découverte du corps. Qu’y aurait-il à voir ? Mais la curiosité est un puissant moteur humain — légèrement derrière le sexe et la cupidité, je vous l’accorde, mais largement devant l’altruisme — et j’étais tout simplement curieux.
Le seul aspect dissuasif était la météo. La réceptionniste de l’hôtel d’Edgartown m’avait prévenu qu’il y avait un avis de tempête, et, bien qu’elle n’eût pas encore éclaté, le ciel commençait à s’affaisser, pareil à une gigantesque poche gris clair près de percer. Cependant, la perspective de sortir de cette maison était irrésistible, et je ne pouvais me résoudre à retourner dans l’ancienne chambre de McAra pour m’asseoir devant mon ordinateur. J’ai pris le coupe-vent de Lang sur la patère, dans le vestiaire, et j’ai suivi Duc, le jardinier, le long de la façade jusqu’aux cubes de bois délavé qui servaient de logement au personnel et de dépendances.
— Vous devez avoir beaucoup de travail ici pour que ça reste aussi net, ai-je commenté.
Duc a gardé les yeux rivés au sol.
— Terre pas bonne. Vent pas bon. Pluie pas bonne. Sel pas bon. C’est la merde.
Après cela, il ne restait plus grand-chose à ajouter, alors je n’ai rien dit. Nous avons dépassé les deux premiers cubes. Il s’est arrêté devant le troisième et a déverrouillé la grande double porte. Puis il a tiré l’un des battants et nous avons pénétré à l’intérieur. Il devait y avoir une dizaine de vélos rangés sur deux râteliers, mais mon regard s’est porté aussitôt sur la Ford Escape SUV brun clair qui occupait l’autre partie du garage. J’en avais tellement entendu parler et l’avais tellement imaginée pendant la traversée en ferry que ça m’a fait un choc de tomber dessus de façon aussi inattendue.
Duc m’a vu la regarder.
— Vous voulez emprunter ? a-t-il demandé.
— Non, non, ai-je répliqué vivement.
D’abord le travail du mort, puis, son lit, ensuite un tour dans sa voiture… qui sait jusqu’où ça pouvait me mener ?
— Un vélo, ce sera parfait. Ça me fera du bien.
Le jardinier affichait une expression de profond scepticisme tandis qu’il me regardait m’éloigner suivant une trajectoire incertaine sur l’un des VTT haut de gamme de Rhinehart. Il me prenait visiblement pour un fou, et peut-être que j’étais effectivement fou — ne parle-t-on pas de folie insulaire ? J’ai levé la main pour saluer le type des Services spéciaux dans sa petite guérite en bois à demi dissimulée par les arbres, et cela a bien failli être une erreur cuisante vu la façon dont j’ai dévié vers les fourrés. J’ai tout de même réussi à ramener l’engin au milieu du chemin et, une fois que j’ai eu trouvé le levier de changement de vitesse (mon dernier vélo n’avait que trois vitesses, et deux d’entre elles ne marchaient pas), j’ai découvert que je pouvais rouler assez vite sur le sable dur et compact.
La forêt était d’un calme surnaturel, comme si une grande catastrophe volcanique avait blanchi et desséché la végétation tout en empoisonnant les animaux sauvages. De temps en temps, au loin, un ramier poussait un de ses cris caverneux et retentissants, mais cela soulignait encore le silence au lieu de le briser. J’ai gravi la pente légère jusqu’à l’intersection du chemin et de la nationale.
De la manifestation anti-Lang ne subsistait qu’un seul homme posté de l’autre côté de la route. Il avait visiblement passé les dernières heures à dresser une sorte d’installation : de courtes planches de bois sur lesquelles il avait fixé des centaines d’images horribles arrachées à des journaux et magazines montrant des enfants brûlés, des cadavres torturés, des otages décapités et des quartiers ravagés par des bombes. De longues listes de victimes ainsi que des lettres et des poèmes manuscrits émaillaient ce collage de mort. Le tout était protégé des éléments par des feuilles de polyéthylène. Un bandeau couronnait le tout, pareil à une banderole au-dessus d’un stand, dans une brocante paroissiale. « COMME TOUS MEURENT EN ADAM, DE MÊME TOUS REVIVRONT EN JÉSUS-CHRIST. » En dessous, il y avait un pauvre abri fait de bouts de bois et d’une autre feuille de plastique contenant ce qui ressemblait à une table de jeu et une chaise pliante. L’homme que j’avais fugitivement aperçu le matin sans pouvoir me rappeler qui c’était se tenait patiemment assis à la table. Mais je le reconnaissais très bien à présent. C’était l’espèce de militaire du bar de l’hôtel, qui m’avait traité de connard.
Je me suis arrêté d’un mouvement hésitant et j’ai vérifié à droite et à gauche s’il ne venait pas une voiture, conscient pendant toute l’opération qu’il me fixait des yeux, distant de quelques mètres seulement. Et il a dû me reconnaître aussi parce que j’ai vu avec horreur qu’il s’était levé.
— Un instant ! a-t-il crié de sa voix sèche si particulière, mais je craignais tellement de me laisser empêtrer dans sa folie que, malgré la voiture qui arrivait, je me suis avancé sur la route et me suis mis à pédaler en danseuse pour essayer de prendre de la vitesse.
La voiture a klaxonné. Il y a eu une masse confuse de bruit et de lumière, et j’ai senti comme une rafale de vent me happer au passage. Mais quand j’ai regardé derrière moi, le manifestant avait abandonné la poursuite et se tenait au milieu de la chaussée, les yeux fixés sur moi, les poings sur les hanches.
Après cela, j’ai pédalé tant que j’ai pu, conscient que la lumière n’allait pas tarder à décliner. L’air était glacé et humide sur mon visage, mais je poussais tant sur mes jambes que je ne risquais pas d’avoir froid. J’ai dépassé l’entrée de l’aéroport et suivi le périmètre de la forêt domaniale, ses allées pare-feu formant dans les bois des trouées immenses, semblables aux allées pleines d’ombres d’une cathédrale. Je ne m’imaginais pas McAra pédalant de la sorte — il n’avait pas l’air du genre à monter sur un vélo — et je me suis demandé de nouveau ce que j’espérais obtenir, à part me faire tremper. Toujours dans l’effort, je suis passé devant les maisons blanches à bardeaux et les champs bien nets de Nouvelle-Angleterre, et il n’était pas très difficile de les imaginer encore peuplés de femmes à sévère coiffe noire et d’hommes qui considéraient le dimanche comme le jour où mettre un costume plutôt que l’inverse.
4
Le cours de l’eau noire, la mare de l’oncle Seth, la colline Indienne, la crique du Vieux Hareng