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« Faites demi-tour dès que possible. »

J’ai tapoté le volant des deux index. Pour la première fois de ma vie, je me retrouvais confronté à la véritable signification du mot « prédestination ». Je venais de passer devant l’église victorienne des baleiniers. Devant moi, la colline plongeait vers le port. Quelques mâts blancs apparaissaient confusément à travers le rideau de dentelle sale de la pluie. Je n’étais pas très loin de mon ancien hôtel — de la fille au bonnet blanc, des gravures de voiliers et du vieux capitaine John Coffin qui me regardait sévèrement sur son mur. Il n’était pas encore huit heures. Il n’y avait aucune circulation sur la route. Les trottoirs étaient déserts. J’ai continué à descendre vers le port, passant devant toutes les boutiques vides avec leurs joyeuses pancartes « Fermé-pour-l’hiver-à-l’année-prochaine ! ».

« Faites demi-tour dès que possible. »

Avec lassitude, je me suis soumis à mon destin. J’ai mis mon clignotant et j’ai tourné dans une petite rue bordée de maisons — je crois qu’elle s’appelait Summer Street, si peu estivale qu’elle fût — et j’ai freiné. La pluie martelait le toit de la Ford, l’essuie-glace allait et venait avec un bruit mat. Un petit terrier noir et blanc faisait ses besoins dans le caniveau avec une expression d’intense concentration sur sa petite tête pleine de sagesse. Son propriétaire, trop emmitouflé contre le froid et la pluie pour que je puisse en déterminer l’âge ou le sexe, s’est retourné gauchement pour me regarder, comme un cosmonaute qui se déplacerait sur un sol lunaire. Il tenait un ramasse-crottes dans une main, et une petite poche à merdes de chien en plastique blanc dans l’autre. J’ai rapidement fait marche arrière jusqu’à Main Street, maniant si fort le volant que la voiture est brièvement montée sur le trottoir. Avec un crissement de pneus, j’ai repris l’ascension de la côte. La flèche s’est affolée, puis s’est placée avec satisfaction au milieu de la voie jaune.

Je ne sais toujours pas ce que je croyais être en train de faire. Je ne pouvais même pas être certain que McAra avait été le dernier à taper une adresse. Il pouvait très bien s’agir d’un autre invité de Rhinehart ; ce pouvait aussi être Dep ou Duc ; ce pouvait même être la police. Quoi qu’il en soit, j’avais sûrement au fond de moi l’idée que si les choses devenaient un tant soit peu inquiétantes, je pourrais toujours faire machine arrière, et j’imagine que cela me procurait un sentiment de réconfort tout à fait illusoire.

Une fois sorti d’Edgartown et sur la route de Vineyard Haven, je n’ai plus rien entendu de mon guide céleste pendant plusieurs minutes. Je dépassais des taches de forêt sombre et de petites maisons blanches. Les rares voitures qui venaient en sens inverse gardaient les phares allumés et roulaient lentement avec un bruit mouillé sur la chaussée glissante. Je me tenais penché en avant sur mon siège, scrutant le matin sale. Je suis passé devant un collège qui commençait tout juste à s’animer, et, à côté, devant les seuls feux rouges de l’île (ils figuraient sur la carte comme une attraction touristique, quelque chose à aller voir en hiver). La route observait ensuite un virage serré et les arbres semblaient se refermer sur elle ; l’écran affichait des noms comme Deer Hunter’s Way ou Skiff Avenue[6].

« Dans deux cents mètres, tournez à droite. »

« Dans cinquante mètres, tournez à droite. »

« Tournez à droite. »

J’ai pris la descente vers Vineyard Haven, croisant un car scolaire qui peinait en sens inverse. J’ai eu l’impression fugitive d’une rue commerçante déserte sur ma gauche, puis je me suis retrouvé sur l’espace plat et miteux autour du port. J’ai tourné le coin de la rue, dépassé un café et débouché dans un grand parking. À une centaine de mètres, de l’autre côté du bitume troué de flaques et balayé par la pluie, une file de véhicules montait la rampe du ferry. La flèche rouge me la désignait.

Dans la chaleur de la Ford et tel que le présentait l’écran du GPS, le chemin proposé paraissait tentant, semblable à un dessin d’enfant de vacances estivales — un embarcadère jaune se prolongeant dans le bleu vif du port de Vineyard Haven. Mais la réalité qui apparaissait derrière le pare-brise était nettement moins attirante : la gueule noire et rouillée du ferry et, au-delà, la houle grise et les haussières cinglées de neige fondue.

On a cogné à ma vitre et j’ai cherché le bouton qui permettait de l’abaisser. L’homme portait un ciré bleu marine dont il avait relevé la capuche, et il devait appuyer fermement la main dessus pour la maintenir en place. Ses lunettes dégoulinaient de pluie. Un badge indiquait qu’il travaillait pour la Steamship Authority.

— Il va falloir vous dépêcher, a-t-il crié en tournant le dos au vent. Le ferry part à huit heures et quart. Le temps se dégrade. Il n’y en aura peut-être pas d’autre avant un moment.

Il a ouvert ma portière et m’a presque poussé vers le guichet.

— Prenez votre billet. Je leur dis que vous arrivez tout de suite.

J’ai laissé le moteur tourner et me suis dirigé vers le petit bureau de vente. Une fois devant le comptoir, je n’étais pas encore décidé. Je voyais par la vitre les dernières voitures embarquer sur le ferry, et l’employé du parking resté près de la Ford, qui tapait du pied pour ne pas s’engourdir. Il a remarqué que je le regardais et m’a fait signe de me dépêcher.

La vieille dame qui attendait à la caisse semblait elle aussi avoir mieux à faire que de se trouver là, à huit heures quinze, un vendredi matin.

— Bon, vous y allez ou quoi ? a-t-elle questionné.

J’ai poussé un soupir, sorti mon portefeuille et plaqué cinq billets de dix dollars sur le comptoir, en échange de quoi j’ai obtenu un ticket et un peu de monnaie.

* * *

Lorsque j’ai eu franchi la rampe métallique bringuebalante qui conduisait au tréfonds sombre et graisseux du navire, un autre homme en ciré m’a indiqué une place où me garer, et j’ai avancé tout doucement jusqu’à ce qu’il me fasse signe d’arrêter. Tout autour de moi, les conducteurs quittaient leur véhicule et se frayaient à la hâte un chemin entre les voitures pour gagner les escaliers. Je suis resté où j’étais pour essayer de comprendre comment fonctionnait le système de navigation. Cependant, l’homme d’équipage n’a pas tardé à frapper à ma vitre et m’a indiqué par gestes que je devais couper le contact. J’ai obéi et l’écran s’est à nouveau éteint. Les portes du ferry se sont refermées derrière moi. Les moteurs du bateau ont vrombi, la coque a fait un bond en avant et, avec des grincements sinistres, nous nous sommes ébranlés.

Je me suis senti soudain pris au piège, assis dans l’aube glaciale de cette cale empuantie par le diesel et les gaz d’échappement, et il y avait là davantage que la sensation de claustrophobie engendrée par un séjour sous le pont. C’était McAra. Je sentais sa présence près de moi. Ses obsessions pesantes et tenaces semblaient s’être faites miennes. C’était comme quand on commet l’erreur, au cours d’un voyage, de parler à un étranger un peu lourd et pas très brillant qui refuse ensuite de vous laisser tranquille. Je suis descendu de voiture et je l’ai verrouillée, puis je suis allé chercher une tasse de café. Au bar du pont supérieur, j’ai fait la queue derrière un type qui lisait USA Today, et j’ai vu par-dessus son épaule une photo de Lang en compagnie du secrétaire d’État. Le titre était : « Lang affronte un procès pour crimes de guerre. Washington le soutient. » L’appareil l’avait surpris un grand sourire aux lèvres.

J’ai porté mon café à une table d’angle et entrepris d’examiner dans quelle situation ma curiosité m’avait plongé. D’un point de vue technique, je m’étais, pour commencer, rendu coupable de vol de voiture. Il fallait au moins que j’appelle la maison pour leur signaler que je l’avais prise. Mais cela impliquerait probablement de parler à Ruth, qui ne manquerait pas de demander où je me trouvais, et je n’avais aucune envie de le lui dire. Puis il y avait la question de savoir si ce que je faisais était vraiment avisé. En admettant que je suivais bien la route qu’avait empruntée McAra, je devais garder à l’esprit le fait qu’il n’en était pas revenu vivant. Comment pouvais-je savoir ce qui m’attendait au bout ? Peut-être devrais-je confier mes intentions à quelqu’un, ou, mieux encore, prendre quelqu’un avec moi pour me servir de témoin ? Ou peut-être valait-il mieux que je me contente de débarquer à Woods Hole et d’attendre dans un bar le prochain ferry de retour sur l’île pour préparer l’opération convenablement, au lieu de me jeter tête baissée dans l’inconnu ?

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6

Le chemin du Chasseur de Cerfs et l’avenue des Skiffs (N. d. T.)