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Si les ennemis qui sont actuellement occupés à vous faire la guerre ont à leur service des officiers qui ne sont pas d'accord entre eux; si de mutuels soupçons, de petites jalousies, des intérêts personnels les tiennent divisés, vous trouverez aisément les moyens d'en détacher une partie, car quelque vertueux qu'ils puissent être d'ailleurs, quelque dévoués qu'ils soient à leur souverain, l'appât de la vengeance, celui des richesses ou des postes éminents que vous leur promettez, suffiront amplement pour les gagner; et quand une fois ces passions seront allumées dans leur cœur, il n'est rien qu'ils ne tenteront pour les satisfaire.

Si les différents corps qui composent l'armée des ennemis ne se soutiennent pas entre eux, s'ils sont occupés à s'observer mutuellement, s'ils cherchent réciproquement à se nuire, il vous sera aisé d'entretenir leur mésintelligence, de fomenter leurs divisions; vous les détruirez peu à peu les uns par les autres, sans qu'il soit besoin qu'aucun d'eux se déclare ouvertement pour votre parti; tous vous serviront sans le vouloir, même sans le savoir.

Si vous avez fait courir des bruits, tant pour persuader ce que vous voulez qu'on croie de vous, que sur les fausses démarches que vous supposerez avoir été faites par les généraux ennemis; si vous avez fait passer de faux avis jusqu'à la cour et au conseil même du prince contre les intérêts duquel vous avez à combattre; si vous avez su faire douter des bonnes intentions de ceux mêmes dont la fidélité à leur prince vous sera la plus connue, bientôt vous verrez que chez les ennemis les soupçons ont pris la place de la confiance, que les récompenses ont été substituées aux châtiments et les châtiments aux récompenses, que les plus légers indices tiendront lieu des preuves les plus convaincantes pour faire périr quiconque sera soupçonné.

Alors les meilleurs officiers, leurs ministres les plus éclairés se dégoûteront, leur zèle se ralentira; et se voyant sans espérance d'un meilleur sort, ils se réfugieront chez vous pour se délivrer des justes craintes dont ils étaient perpétuellement agités, et pour mettre leurs jours à couvert.

Leurs parents, leurs alliés ou leurs amis seront accusés, recherchés, mis à mort. Les complots se formeront, l'ambition se réveillera, ce ne seront plus que perfidies, que cruelles exécutions, que désordres, que révoltes de tous côtés.

Que vous restera-t-il à faire pour vous rendre maître d'un pays dont les peuples voudraient déjà vous voir en possession?

Si vous récompensez ceux qui se seront donnés à vous pour se délivrer des justes craintes dont ils étaient perpétuellement agités, et pour mettre leurs jours à couvert; si vous leur donnez de l'emploi, leurs parents, leurs alliés, leur amis seront autant de sujets que vous acquerrez à votre prince.

Si vous répandez l'argent à pleines mains, si vous traitez bien tout le monde, si vous empêchez que vos soldats ne fassent le moindre dégât dans les endroits par où ils passeront, si les peuples vaincus ne souffrent aucun dommage, assurez-vous qu'ils sont déjà gagnés, et que le bien qu'ils diront de vous attirera plus de sujets à votre maître et plus de villes sous sa domination que les plus brillantes victoires.

Soyez vigilant et éclairé; mais montrez à l'extérieur beaucoup de sécurité, de simplicité et même d'indifférence; soyez toujours sur vos gardes, quoique vous paraissiez ne penser à rien; défiez-vous de tout, quoique vous paraissiez sans défiance; soyez extrêmement secret, quoiqu'il paraisse que vous ne fassiez rien qu'à découvert; ayez des espions partout; au lieu de paroles, servez-vous de signaux; voyez par la bouche, parlez par les yeux; cela n'est pas aisé, cela est très difficile. On est quelquefois trompé lorsqu'on croit tromper les autres. Il n'y a qu'un homme d'une prudence consommée, qu'un homme extrêmement éclairé, qu'un sage du premier ordre qui puisse employer à propos et avec succès l'artifice des divisions. Si vous n'êtes point tel, vous devez y renoncer; l'usage que vous en feriez ne tournerait qu'à votre détriment.

Après avoir enfanté quelque projet, si vous apprenez que votre secret a transpiré, faites mourir sans rémission tant ceux qui l'auront divulgué que ceux à la connaissance desquels il sera parvenu. Ceux-ci ne sont point coupables encore à la vérité, mais ils pourraient le devenir. Leur mort sauvera la vie à quelques milliers d'hommes et assurera la fidélité d'un plus grand nombre encore.

Punissez sévèrement, récompensez avec largesse: multipliez les espions, ayez-en partout, dans le propre palais du prince ennemi, dans l'hôtel de ses ministres, sous les tentes de ses généraux; ayez une liste des principaux officiers qui sont à son service; sachez leurs noms, leurs surnoms, le nombre de leurs enfants, de leurs parents, de leurs amis, de leurs domestiques; que rien ne se passe chez eux que vous n'en soyez instruit.

Vous aurez vos espions partout: vous devez supposer que l'ennemi aura aussi les siens. Si vous venez à les découvrir, gardez-vous bien de les faire mettre à mort; leurs jours doivent vous être infiniment précieux. Les espions des ennemis vous serviront efficacement, si vous mesurez tellement vos démarches, vos paroles et toutes vos actions, qu'ils ne puissent jamais donner que de faux avis à ceux qui les ont envoyés.

Enfin, un bon général doit tirer parti de tout; il ne doit être surpris de rien, quoi que ce soit qui puisse arriver. Mais par-dessus tout, et de préférence à tout, il doit mettre en pratique ces cinq sortes de divisions. Rien n'est impossible à qui sait s'en servir.

Défendre les États de son souverain, les agrandir, faire chaque jour de nouvelles conquêtes, exterminer les ennemis, fonder même de nouvelles dynasties, tout cela peut n'être que l'effet des dissensions employées à propos.

Telle fut la voie qui permit l'avènement des dynasties Yin et Tcheou, lorsque des serviteurs transfuges contribuèrent à leur élévation.

Quel est celui de nos livres qui ne fait l'éloge de ces grands ministres! L'Histoire leur a-t-elle jamais donné les noms de traîtres à leur patrie, ou de rebelles à leur souverain? Seul le prince éclairé et le digne général peuvent gagner à leur service les esprits les plus pénétrants et accomplir de vastes desseins.

Une armée sans agents secrets est un homme sans yeux ni oreilles.

[1] Si Y pèse environ 700 grammes, Tchou ne pèse même pas un gramme

[2] Directe: fixer et distraire. Indirecte: rompre là où le coup n'est pas anticipé

[3] Morceau de cuir rouge en forme d'oiseau auquel on attachait un appât pour faire revenir le faucon sur le poing