Tchoïo Tchagass s’assit près d’elle, se pencha en avant d’un air confidentiel, les bras croisés, prêt à écouter patiemment son invitée.
— Maintenant, nous pouvons parler tous les deux, comme il sied aux maîtres des destinées. Même si l’astronef n’est qu’un grain de sable comparé à la planète, la responsabilité psychologique et la plénitude de la puissance sont les mêmes.
Faï Rodis aurait voulu faire remarquer qu’une telle formule appliquée à elle était, non seulement inexacte mais représentait une offense morale pour un Terrien, mais elle se retint. Il aurait été ridicule et inutile d’inculquer à cet oligarque endurci les bases de l’éthique communiste terrestre.
— Quelles sont vos normes en matière de relations humaines sur la Terre, poursuivit Tchoïo Tchagass, dans quels cas dites-vous la vérité ?
— Toujours !
— Impossible. Il n’y a pas de vérité réelle, indiscutable !
— Il y a une vérité proche de l’idéal, vérité qui en est d’autant plus proche que le niveau de conscience social de l’homme est plus élevé.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est lorsqu’un grand nombre de gens se rend compte que tout phénomène a un double aspect, que la vérité a deux visages et dépend de la vie et de ses changements…
— Il n’y a donc pas de vérité absolue ?
— La course à l’absolu est l’une des plus lourdes erreurs de l’homme. On obtient un seul aspect, c’est-à-dire une demi-vérité, et elle est pire que le mensonge qui trompe moins de gens et n’est pas terrible pour celui qui sait.
— Et vous suivez toujours cette règle ? Sans exception ?
— Sans exception ! répondit Rodis avec fermeté, tout en étant troublée intérieurement au souvenir du scénario joué sur l’astronef.
— Alors, dites la vérité : pourquoi êtes-vous venus ici, sur la planète Ian-Iah ?
— Je vais vous répéter ce que j’ai déjà dit : nos savants pensent que vous êtes les descendants des Terriens de la 5e période d’une époque révolue, appelée l’EMD – l’Ère du Monde Désuni. Vous êtes nos parents directs. N’est-ce pas évident si on nous regarde attentivement les uns et les autres ?
— Le peuple de Ian-Iah est d’un autre avis, dit Tchoïo Tchagass distinctement, mais supposons que ce que vous dites soit vrai. Que voulez-vous après ?
— Après nous voulons entrer en contact avec vous, échanger nos résultats, tirer la conséquence des erreurs commises, nous entr’aider en cas de difficultés et peut-être nous fondre en une seule famille.
— Nous y sommes ! Nous fondre en une seule famille ! C’est ce que vous les Terriens avez décidé pour nous ! Nous fondre en une seule famille ! Conquérir le peuple de Ian-Iah. Voilà quelles sont vos intentions secrètes !
Faï Rodis se redressa, figée, regardant Tchoïo Tchagass d’un air de reproche. Ses yeux verts s’assombrirent. Une force inconnue paralysa la volonté du Président du Conseil des Quatre. Il réprima un sentiment fugitif de peur et dit :
— Nos craintes sont peut-être exagérées, mais vous êtes venus ici sans nous demander notre avis. Dois-je vous énumérer toutes les raisons qui font que notre planète refuse tous ceux qui viennent d’autres mondes ?
— Et, en particulier, ceux qui viennent des mondes où les gens vous ressemblent autant – dit Rodis, devinant les pensées secrètes de Tchagass.
Celui-ci lui lança un regard méfiant.
— Êtes-vous une sorcière ? et il secoua la tête affirmativement.
— Je ne peux croire que les gens de Ian-Iah refusent de pénétrer l’océan de connaissance illimitée que peuvent leur ouvrir notre planète et le Grand Anneau.
— J’ignore ce que c’est.
— Raison de plus ! Étonnée, Rodis regarda Tchoïo Tchagass et se pencha davantage : « Accroître la beauté, le savoir, l’harmonie chez l’homme et dans la société, n’est-ce pas vraiment important pour vous ? »
— C’est votre vérité ! La nôtre est de limiter les connaissances, car elles ouvrent à l’homme l’abîme monstrueux du cosmos, au bord duquel il prend conscience de son insignifiance et perd confiance dans la vie. Le bonheur de l’homme est de vivre en bonne intelligence avec les conditions qui ont présidé à sa naissance et qui sont celles dans lesquelles, il vivra sa vie durant. Vouloir en sortir signifierait la mort, le néant, l’étincelle que le vent éteint. Et le bonheur que nous avons édifié ici, nous ne voulons pas que des étrangers le détruisent, même s’ils prétendent être unis à nous par les liens du sang.
— C’est le bonheur du mollusque qui se cache derrière sa coquille, laquelle sera un jour écrasée par ce concours de circonstances inévitables que l’on appelait autrefois, sur la Terre, le Destin et qui est, d’ailleurs, le nom que vous lui donnez.
— Chez nous, tout est prévu !
— Sans connaissances ? Et les récentes conséquences catastrophiques de la surpopulation ? Toute votre planète est couverte de cimetières, les victimes de l’ignorance et de l’entêtement se comptent par dizaines de milliards – dit Faï Rodis avec amertume. Tel est le tribut habituel payé par une civilisation sans sagesse. Tolérer une surcharge aveugle et constante de « la niche écologique »[15] comme chez n’importe quelle espèce animale ? Quel triste et honteux résultat pour l’homo sapiens, l’homme sage.
— Ah, c’est ça ! Et comment connaissez-vous l’histoire de Ian-Iah ? dit Tchoïo Tchagass en clignant méchamment des yeux.
— Nous ne possédons que des informations fragmentaires relevées par un astronef étranger qui a observé votre planète il y a 280 ans. Vos ancêtres, qui s’imaginaient eux aussi tenir entre leurs mains le destin de leur planète leur avaient refusé l’atterrissage – Faï Rodis dit cela sur un ton tranchant et ironique, comprenant que c’était le seul moyen de briser la carapace d’assurance et de supériorité de cet homme.
Tchoïo Tchagass sursauta et toisa Rodis de la tête aux pieds de ce regard qui rendait ses subordonnés muets et tremblants. La femme de la Terre se leva, examina le souverain avec calme et lenteur, comme s’il y avait en lui quelque chose de curieux, de sujet à étude. Les gens de la Terre avaient depuis longtemps appris à sentir avec finesse l’atmosphère psychologique qui entoure chaque homme et à juger d’après elle ses pensées et ses sentiments.
— L’élimination des rebelles est un procédé ancien et démodé, dit-elle, lisant dans les pensées du souverain. Il faudra bien finir par répondre non seulement aux envoyés des autres mondes, messagers de la fraternité spirituelle et cosmique, mais aussi aux gens de votre peuple.
— Comment ? demanda Tchagass, avec une rage contenue.
— Si les chercheurs établissent que sur la planète règnent une cruauté nocive et une information déformée intentionnellement faisant obstacle au chemin de la connaissance et maintenant les gens dans l’ignorance, ils pourront alors en appeler à l’arbitrage du Grand Anneau.
— Et alors ?
— Nous soignons non seulement les maladies des particuliers, mais aussi celles de sociétés entières. Nous apportons une attention particulière à la prophylaxie des maux sociaux. En fait, il aurait fallu agir sur la planète Ian-Iah, il y a quelques siècles…
— Vous et vos savants êtes arrivés ici au moment où nous venons juste de sortir d’une situation très difficile, dit le Président du Conseil des Quatre en se calmant.
— Comme vous le savez, autrefois, les Terriens ne pouvaient franchir une étendue énorme. Et nous ne soupçonnions même pas que nos ancêtres avaient pu s’éloigner de la Terre à une distance aussi incroyable. Si les explorateurs de Céphée n’avaient pas été là… D’ailleurs, nous perdons notre temps en vain. Essayez d’abandonner votre rôle de souverain tout-puissant. Aidez-nous à vous connaître et essayez vous-même de nous connaître. Du résultat dépendent vos prochaines décisions.
15
« Niche écologique » : zone d’habitation d’une espèce ou d’une autre (note de l’auteur).