– Mais j’ai cru remarquer que vous étiez tous deux dans les meilleurs termes?
– Je prends fraternellement ses bavardages à la plaisanterie. Que nous soyons parents par alliance, cela ne me fait ni chaud ni froid; ce serait même plutôt un honneur. En dépit de ses deux cents invités et du millénaire de la Russie, je le tiens pour un homme très remarquable. Je le déclare en toute sincérité. Tout à l’heure, prince, vous avez dit que je m’approchais de vous comme si j’avais un secret à vous communiquer. Eh bien! j’en ai justement un: une certaine personne vient de me faire connaître qu’elle désirerait beaucoup avoir une entrevue secrète avec vous.
– Pourquoi une entrevue secrète? En aucune façon. J’irai moi-même chez cette personne, aujourd’hui s’il le faut.
– Non, non! reprit Lébédev avec de grands gestes; ses craintes ne sont pas celles que vous croyez. À propos, le monstre vient chaque jour prendre des nouvelles de votre santé. Le saviez-vous?
– Vous le traitez bien souvent de monstre; je trouve cela fort suspect.
– Il n’y a pas de soupçons à avoir, riposta Lébédev avec empressement; j’ai simplement voulu indiquer que ce n’est pas de lui que la personne en question a peur. Ses appréhensions se rapportent à tout autre chose.
– À quoi? Dites-le vite! demanda le prince, agacé par la mimique mystérieuse de Lébédev.
– C’est là qu’est le secret! ricana celui-ci.
– Le secret de qui?
– Votre secret. Vous-même, très illustre prince, m’avez défendu de parler devant vous…, balbutia Lébédev; et, enchanté d’avoir exaspéré la curiosité de son interlocuteur, il conclut brusquement: – Elle a peur d’Aglaé Ivanovna.
Le prince fronça les sourcils puis, après une minute de silence:
– Je vous jure, Lébédev, que je quitterai votre maison, fit-il. Où sont Gabriel Ardalionovitch et les Ptitsine? Chez vous? Vous les avez aussi amenés ici?
– Ils vont venir, ils vont venir. Et le général viendra aussi après eux. J’ouvrirai toutes mes portes et j’appellerai toutes mes filles, toutes, à l’instant même! chuchota Lébédev avec effroi, en agitant les bras et en courant d’une porte à l’autre.
À ce moment Kolia apparut sur la terrasse, venant de la rue. Il annonça que des visiteuses, Elisabeth Prokofievna et ses trois filles, arrivaient derrière lui.
– Faut-il ou non faire entrer les Ptitsine et Gabriel Ardalionovitch? Faut-il laisser venir le général? demanda Lébédev bouleversé par cette nouvelle.
– Pourquoi pas? Laissez entrer qui veut. Je vous assure, Lébédev, que, du premier jour, vous avez compris mes relations tout de travers. Vous êtes dans une erreur continuelle. Je n’ai pas la moindre raison de me cacher de qui que ce soit, conclut le prince en riant.
Lébédev, le voyant rire, crut devoir l’imiter. Malgré son extrême agitation, il était visiblement ravi.
La nouvelle annoncée par Kolia était exacte: il ne précédait les Epantchine que de quelques pas, pour signaler leur venue. Si bien qu’on vit paraître des visiteurs de deux côtés à la fois: les Epantchine entrèrent par la terrasse, tandis que Ptitsine, Gania et le général Ivolguine sortaient de l’appartement de Lébédev.
Les Epantchine venaient d’apprendre par Kolia la maladie du prince et son arrivée à Pavlovsk. Jusque-là la générale était restée dans une pénible incertitude. L’avant-veille son mari avait communiqué à la famille la carte du prince, d’où Elisabeth Prokofievna avait conclu sans hésiter que celui-ci ne tarderait pas à venir les voir à Pavlovsk. Vainement les demoiselles avaient objecté que, s’il était resté six mois sans écrire, il pourrait bien être moins pressé de se présenter, ayant sans doute – qui pouvait connaître ses affaires? – bien d’autres soucis à Pétersbourg. Agacée par ces objections, la générale s’était déclarée prête à parier que le prince viendrait au plus tard le lendemain. Le lendemain donc, elle l’attendit toute la matinée, puis pour le dîner, et enfin pour la soirée. Quand la nuit fut tombée, elle devint d’une humeur massacrante et chercha querelle à tout le monde, bien entendu sans mêler le nom du prince aux motifs de ses disputes. Elle n’y fit pas davantage allusion le jour suivant. Pendant le dîner, Aglaé laissa inopinément échapper cette réflexion: «Maman est fâchée parce que le prince nous a fait faux bond». – «Ce n’est pas sa faute», s’empressa d’observer le général; sur quoi Elisabeth Prokofievna se leva furieuse et quitta la table.
Enfin, vers le soir, Kolia arriva, donna des nouvelles du prince et raconta tout ce qu’il savait de ses aventures. Ce fut pour Elisabeth Prokofievna une occasion de triompher, mais elle n’en chercha pas moins noise à Kolia: «Il passe des journées entières à tourner ici, sans qu’on sache comment se défaire de lui; et il fait le mort quand on a besoin de lui!» Kolia fut sur le point de prendre la mouche en entendant dire «qu’on ne savait comment se défaire de lui», mais il réserva son ressentiment pour plus tard; il aurait fermé les yeux sur une expression moins blessante, tant lui avaient été agréables l’émoi et l’inquiétude manifestés par Elisabeth Prokofievna en apprenant la maladie du prince. Celle-ci insista longuement sur la nécessité de dépêcher sans retard un exprès à Pétersbourg pour ramener par le premier train une célébrité médicale à Pavlovsk. Ses filles l’en dissuadèrent; toutefois elles ne voulurent pas être en reste avec leur mère lorsque celle-ci déclara tout de go qu’elle se proposait de rendre visite au malade.
– Nous n’allons pas nous attarder à des questions d’étiquette quand ce garçon est sur son lit de mort! dit-elle en s’agitant. Est-ce ou non un ami de la maison?
– Oui, mais il ne faut pas se mettre à l’eau avant d’avoir trouvé le gué [76], observa Aglaé.
– Eh bien! n’y va pas; cela n’en vaudra que mieux; Eugène Pavlovitch doit venir et, si tu partais, il n’y aurait personne pour le recevoir.
Après ce dialogue Aglaé s’empressa naturellement de se joindre à sa mère et à ses sœurs, comme c’était d’ailleurs son intention dès le début. Le prince Stch…, qui tenait compagnie à Adélaïde, consentit à accompagner les dames sur la demande de la jeune fille. Bien avant, dès son entrée en relations avec les Epantchine, il avait pris un très vif intérêt à les entendre parler du prince. Il se trouva qu’il connaissait celui-ci pour l’avoir rencontré, trois mois environ auparavant, dans une petite ville de province où il avait passé quinze jours avec lui. Il avait raconté beaucoup de choses sur le jeune homme, pour lequel il éprouvait une grande sympathie; ce fut donc avec un plaisir sincère qu’il accepta de se rendre auprès de son ancienne connaissance. Le général Ivan Fiodorovitch n’était pas à la maison ce jour-là et Eugène Pavlovitch n’était pas encore arrivé.
De la villa des Epantchine à celle de Lébédev il n’y avait pas plus de trois cents pas. En entrant chez le prince, la première impression désagréable qu’éprouva Elisabeth Prokofievna fut de trouver autour de lui une nombreuse société, d’autant que, dans cette société, deux ou trois personnages lui étaient franchement antipathiques. En outre elle fut très étonnée de voir s’avancer vers elle un jeune homme apparemment bien portant, vêtu avec élégance et enjoué, à la place du moribond qu’elle s’attendait à trouver. Elle s’arrêta sans en croire ses yeux, à la grande joie de Kolia, qui aurait pu la mettre au courant avant qu’elle ne sortît de la maison, mais qui s’était bien gardé de le faire, pressentant malicieusement la colère comique à laquelle elle ne manquerait pas de se laisser aller en voyant son cher ami, le prince, en bonne santé.