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– Il lui faut un mari!

– Dieu veuille du moins qu’il ne soit pas comme vous, Ivan Fiodorovitch! répliquait Elisabeth Prokofievna en éclatant comme une bombe. – Je souhaite qu’il ne vous ressemble ni dans ses raisonnements ni dans ses jugements, Ivan Fiodorovitch! bref, que ce ne soit pas un rustre comme vous, Ivan Fiodorovitch!…

Le général prenait aussitôt la tangente et Elisabeth Prokofievna se calmait après son éclat. Bien entendu, le soir même, elle ne manquait pas de se montrer d’une prévenance inaccoutumée; elle témoignait de la douceur, de l’affabilité et de la déférence à Ivan Fiodorovitch, à son «rustre» d’Ivan Fiodorovitch, à son bon, son cher, son adorable Ivan Fiodorovitch. Car elle l’avait aimé toute sa vie, et aimé d’amour, ce que savait fort bien ce même Ivan Fiodorovitch qui manifestait en retour à son Elisabeth Prokofievna une considération sans bornes.

Mais le principal, le perpétuel tourment de celle-ci était Aglaé.

«Elle est tout à fait comme moi; c’est mon portrait sous tous les rapports, se disait-elle; un méchant petit démon autoritaire! Nihiliste, extravagante, écervelée et méchante, méchante, méchante! Oh! mon Dieu! comme elle sera malheureuse!»

Cependant, le soleil s’était levé et avait, comme nous l’avons dit, tout adouci et éclairé, du moins pour un moment. Il y eut dans la vie d’Elisabeth Prokofievna presque un mois entier pendant lequel elle se remit de toutes ses angoisses. À propos du prochain mariage d’Adélaïde on commença à parler aussi d’Aglaé dans le monde. Celle-ci se tenait partout si gentiment! Elle avait autant de tact que d’esprit; son petit air conquérant rehaussé d’un brin de fierté lui seyait si bien! Depuis un grand mois elle s’était montrée si caressante et si prévenante pour sa nièce! («Vraiment il faut encore bien examiner cet Eugène Pavlovitch; il faut le comprendre; d’autant qu’Aglaé ne semble pas lui marquer plus de bienveillance qu’aux autres!») Mais elle est devenue soudain une si charmante et si belle jeune fille! Dieu! qu’elle est belle! Elle embellit chaque jour davantage! Et voilà…

Et voilà qu’il a suffi que ce méchant petit prince, ce piètre idiot se montre pour que tout soit de nouveau bouleversé et mis sens dessus dessous dans la maison!

Que s’était-il donc passé?

Pour toute autre personne qu’Elisabeth Prokofievna, rien assurément. Mais celle-ci se singularisait précisément en ceci: la combinaison et l’enchaînement des événements les plus ordinaires causaient à son esprit toujours inquiet des frayeurs d’autant plus pénibles qu’elles étaient plus imaginaires et plus inexplicables. Elle en tombait parfois malade. On peut se figurer ce qu’elle dut éprouver lorsqu’au milieu d’un tas de ridicules et chimériques alarmes surgit un incident qui paraissait revêtir une réelle gravité et justifiait positivement le trouble, le doute et la défiance.

Mais comment a-t-on osé m’écrire cette maudite lettre anonyme qui prétend que cette créature est en relations avec Aglaé? pensa Elisabeth Prokofievna tout le long du chemin, tandis qu’elle emmenait le prince, puis chez elle, quand elle l’eut fait asseoir à la table ronde autour de laquelle était réunie toute la famille. – Comment a-t-on pu même avoir cette idée-là? Je mourrais de honte si j’en croyais un seul mot, ou si je montrais cette lettre à Aglaé! Se moquer ainsi de nous, les Epantchine! Et tout cela à cause d’Ivan Fiodorovitch; tout cela à cause de vous, Ivan Fiodorovitch! Ah! pourquoi ne sommes-nous pas allés habiter notre villa d’Iélaguine [2]? J’avais bien dit qu’il fallait aller à Iélaguine! Peut-être est-ce Barbe qui a écrit cette lettre; oui, je le sais, ou bien peut-être… Tout cela, c’est la faute d’Ivan Fiodorovitch! Cette créature a imaginé de lui jouer un pareil tour en souvenir de relations anciennes, afin de le mettre dans une posture ridicule; cela rappelle le temps où il lui portait des perles tandis qu’elle se gaussait de lui et le menait par le bout du nez comme un imbécile… Mais à la fin du compte, nous voilà compromises nous aussi; oui, Ivan Fiodorovitch, elles sont compromises, vos filles, les demoiselles du meilleur monde, des jeunes filles à marier; elles étaient présentes, elles sont restées là, elles ont tout entendu, elles ont même été mêlées à l’histoire de ces garnements; soyez content! là aussi elles étaient présentes et elles ont entendu. Je ne pardonnerai jamais à ce misérable petit prince; jamais je ne lui pardonnerai! Et pourquoi Aglaé est-elle depuis trois jours si nerveuse? Pourquoi est-elle à demi brouillée avec ses sœurs, même avec Alexandra, à qui elle baisait toujours les mains comme à une mère, tant elle la révérait? Pourquoi pose-t-elle depuis trois jours des énigmes à tout le monde? Que vient faire ici Gabriel Ivolguine? Pourquoi, hier et aujourd’hui, s’est-elle mise à faire son éloge et à éclater en sanglots? Pourquoi le billet anonyme parle-t-il de ce maudit «chevalier pauvre», alors qu’elle n’a pas même montré à ses sœurs la lettre du prince? Et pourquoi… me suis-je précipitée chez lui comme une folle et l’ai-je traîné moi-même ici? Mon Dieu, j’ai perdu la tête; qu’est-ce que je viens de faire? Comment ai-je pu parler avec un jeune homme des secrets de ma fille, surtout… lorsque ces secrets le concernaient ou presque? Mon Dieu, c’est heureux qu’il soit idiot et… et… ami de la maison. Mais se peut-il qu’Aglaé se soit entichée d’un pareil avorton? Seigneur, qu’est-ce que je dis là? Fi! Nous sommes des originaux… on devrait nous mettre sous verre et nous montrer tous, à commencer par moi, pour dix kopeks d’entrée. Je ne vous pardonnerai pas cela, Ivan Fiodorovitch, jamais je ne vous le pardonnerai! Et pourquoi ne le malmène-t-elle pas? Elle avait promis de le malmener, et elle n’en fait rien! Tenez, elle le dévore des yeux, elle reste muette et ne se décide pas à s’éloigner. Et pourtant c’est elle-même qui lui a défendu de revenir… Quant à lui, il est tout pâle. Et ce maudit bavard d’Eugène Pavlovitch qui accapare toute la conversation! Devant son flux de paroles personne ne peut placer un mot. Je tirerais tout au clair si je pouvais seulement amener l’entretien…»

Assis à la table ronde, le prince avait en effet l’air assez pâle. Il paraissait dominé par un sentiment d’extrême frayeur, auquel se mêlait, par instant, une sorte d’extase, incompréhensible pour lui-même, qui envahissait son âme. Combien il redoutait de glisser un regard oblique vers ce coin, où une paire d’yeux noirs bien connus le fixait! Pourtant il se pâmait de bonheur à la pensée de se retrouver dans cette famille et d’entendre une voix familière, et cela après ce qu’elle lui avait écrit. «Mon Dieu, que va-t-elle dire maintenant?» Il n’avait pas encore desserré les dents et prêtait grande attention aux propos d’Eugène Pavlovitch qui «parlait d’abondance», se sentant ce soir-là en proie à un accès exceptionnel de contentement et d’effusion. Il l’écouta longtemps sans comprendre, autant dire, un mot à ce qu’il disait. La famille était au complet, à l’exception d’Ivan Fiodorovitch qui n’était pas encore revenu de Pétersbourg. Le prince Stch… était au nombre des assistants qui avaient apparemment l’intention d’aller un peu plus tard, avant le thé, écouter de la musique [3]. La conversation roulait sur un sujet qui semblait avoir été mis sur le tapis avant l’arrivée du prince. Bientôt Kolia surgit, on ne sait d’où, sur la terrasse. «Tiens! on continue à le recevoir comme par le passé!» pensa le prince.

La résidence des Epantchine était une magnifique villa, construite dans le style des chalets suisses. Elle était aménagée avec goût et entourée de fleurs et de verdure qui composaient des parterres de modeste dimension, mais ravissants. Toute la société était réunie sur la terrasse, comme chez le prince, mais ici la terrasse était un peu plus étendue et plus agréablement disposée.

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[2] Une des îles formées par les bras de la Neva, où s’élevait un des palais impériaux et où se trouvaient de nombreuses villas de fonctionnaires que leur service empêchait de s’éloigner de Pétersbourg. – N. d T.

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[3] Il y avait à Pavlovsk un vaste hall attenant à la gare et un parc, dépendant des domaines du grand-duc Constantin mais ouvert au publia où se donnaient pendant l’été des concerts symphoniques très réputés. – N. d. T.