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Il paraît tout à fait clair, malgré C. Roebuck, qu'il faut distinguer à Naucratis deux catégories de gens : les résidents, et les passagers. Cette différence essentielle a été de nouveau soulignée par M. Austin[5]. Précisons seulement que les deux propositions construites avec ἔδωκε établissent un parallèle entre ceux des Grecs venant en Égypte qui veulent y résider (il faut suppléer cette précision d’après lu phrase suivante : “à ceux qui ne voulaient pas résider”, ce qui suppose que l’autre catégorie était formée de gens qui avait une intention inverse), et qui, précisément, reçoivent la ville de Naucratis “pour y résider”, et ceux qui ne font que passer, les navigateurs, qui sont manifestement des commerçants, et qui, eux reçoivent des terrains “pour y élever des autels et des sanctuaires”[6]. Un des problèmes essentiels est évidemment de savoir si les résidents constituaient une véritable cité, et cette fois le problème est beaucoup plus discuté.

1.2. Pour A. Gwynn, J. Boardman, A. J. Graham et G. E. M. De Ste Croix, il ne saurait en être question[7], tandis que pour K. Lehmann-Hartleben, C. Roebuck (avec la réserve que ce dernier tend à confondre résidents et passagers), A. Bernand, M. Austin et P. Vidal-Naquet (avec plus d’hésitation dans l'ouvrage commun à ces deux derniers auteurs), et en dernier lieu P. Faure, Naucratis avait effectivement le caractère d’une cité grecque plus ou moins normale[8]. On doit remarquer que les tenants du premier point de vue n’ont jamais vraiment développé leurs arguments, ce qui n’a pas été le cas pour les seconds, dont il semble que les thèses se soient imposées dans la littérature la plus récente. Pourtant, à elle seule, l’analyse de la séparation entre résidents et passagers, telle qu'elle est exposée chez Hérodote, aurait dû conduire à la bonne solution : elle n’autorise pas à conclure que Naucratis ait pu constituer une cité au vie ou au ve s., bien au contraire.

On doit d'abord éviter de considérer que polis désigne obligatoirement une cité[9]. Dans les inscriptions, chez les auteurs anciens, et chez Hérodote en particulier, le sens de ville est parfaitement attesté : ainsi, tout au long du livre II, polis désigne des villes égyptiennes[10]. Toutefois, dans un contexte où il s’agit de Grecs, ne s’agit-il pas là de “la cité”, au sens hellénique du terme, comme le pense M. Austin[11] ? En fait, δίδοναι πόλιν ne peut avoir le sens de “donner une cité”. Supposer l’existence d'un “donateur”, c’est supposer que la cité est une réalité en soi, existant en dehors de ceux qui en sont les membres, de ses citoyens. Une cité ne se “donne” pas. Elle se constitue sur la hase d'un contrat, d'un acte volontaire qui engage ceux qui en deviennent les citoyens, même si un souverain peut en être le fondateur (et non le “donateur”), comme c'est le cas fréquemment à l’époque hellénistique, mais dans un contexte très différent. Au reste, Hérodote précise ἔδωκε πόλιν ἐνοικῆσαι “pour y résider”, ce qui montre que polis a bien un sens local, celui de “ville”. Tous les parallèles qu'on peut invoquer montrent un sens local analogue. Ce sont tout d’abord les terrains (χώρους) qui sont donnés, à Naucratis même, par Amasis aux navigateurs “pour y fonder des autels et des sanctuaires”. Chez Hérodote encore (2.154), aux Ioniens et aux Cariens qui l'ont aidé, Psammétique donne des terrains pour y résider (ὁ Ψαμμήτιχoς διδoῖ χώρους ἐνοικῆσαι, et, de même (9.106), les Péloponnésiens proposent qu'on attribue aux Ioniens d'Asie Mineure, pour y résider, le territoire des peuples médisants (δοῦναι την χώρην Ἴωσι ὲνοικῆσαι). Chez Thucydide (4.56), les Lacédémoniens donnent Thyréa aux Éginètes expulsés par les Athéniens pour qu'ils y résident (αὐτὴν ἔδοσαν... Αἰγινήταις... ἐνοικεῖν)[12]. On retrouve donc un sens local[13].

Les Grecs qui résident dans cette ville de Naucratis qui leur est officiellement attribuée[14] y forment-ils une cité, c’est-à-dire, sous une forme ou sous une autre, un État, même vassal du royaume égyptien ? Pour répondre à cette question, il faut d'abord revenir sur les parallèles évoqués plus haut. Les Ioniens d'Asie, dans l'esprit des Péloponnésiens, vont pouvoir reconstituer leurs cités sur les territoires qui leur seront attribués. De même, les Éginètes vont pouvoir, provisoirement et tant bien que mal, faire revivre la leur sur le territoire de Thyréa. Dans les deux cas, Ioniens d’Asie et Éginètes, il y a donc une organisation civique préexistante, qui va seulement trouver un nouveau cadre territorial. Rien de tel évidemment pour les mercenaires de Stratopéda (cf. supra. Hdt. 2.154) : pour eux, la concession de territoire ne signifie nullement se constituer en cité. S'agissant de Naucratis cette fois, rien ne permet donc a priori de conclure à l'existence d'une cité, qui n'est pas en soi liée à la concession d'un territoire. Tout indique, au contraire, que le souverain n’avait pas abandonné ses droits sur la ville, ou plutôt, sur le quartier de la ville réservé aux Grecs[15]. Le parallèle avec les terrains concédés aux Grecs de Stratopéda, pour lesquels on a relevé chez Hérodote une formule analogue à celle de la concession de Naucratis est à cet égard tout à fait instructif : Hérodote signale (ibid.) que plus tard Amasis “leur fit quitter ce lieu pour les établir à Memphis”[16]. Ce roi montrait ainsi le grand cas qu’il faisait des mercenaires grecs, puisque c'était pour en faire ses gardes du corps qu'il les amenait dans cette ville, mais on doit retenir, et c’est là l’essentiel, que de toute façon la concession de terrains et l’octroi d’un statut particulier étaient essentiellement précaires et dépendaient de la volonté du souverain. Au ive s. encore, la stèle de Nectanébo Ier (qui règne de 380 à 362)[17] montre que les productions de Naucratis étaient rattachées au domaine royal et que le pharaon pouvait à sa guise faire ériger dans la ville une stèle édictant un règlement fiscal. L'édit attribuait également le produit des douanes (taxe ad valorem de 10 %) de la branche canopique, celle par laquelle les Grecs devaient passer, à la déesse Neith de Sais. Or, il est certain qu’une législation semblable existait déjà sous la 26e dynastie, et avant même le règne d'Amasis. puisque, au début du règne de ce dernier. Nekhthoreb, le haut fonctionnaire chargé de percevoir ces droits, se flatte d’avoir rétabli les offrandes aux dieux, et à la déesse Neith en particulier[18]. Le fait que le règne de Nectanébo Ier, tout comme celui d’Amasis, est une période de remise en ordre n’est probablement pas étranger au fait que les documents ayant trait aux droits de douane que nous possédons émanent de ces pharaons[19]. En tout cas, sans qu'il soit possible d’apporter pour le moment une solution définitive sur ce point, les documents égyptiens et le τὸ παλαιόν d’Hérodote, “autrefois” (formule très générale donc, qui n'implique pas nécessairement que le système ait été introduit par Amasis), s’agissant de la concentration du commerce grec vers la branche canopique, réservent au moins la possibilité que ce système soit antérieur à Amasis[20]. S'il en était ainsi, on voit mal comment on pourrait envisager l'existence d'une quelconque souveraineté des Grecs de Naucratis dans leur ville.

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5

Roebuck 1951, 211-220, et 215-217 en part. Cf. contra Austin 1970, 30 et n. 7. La remarque générale de Roebuck 1951, 213 (= 1979, 45), selon laquelle ce n’est pas Naucratis per se qui intéresse Hérodote, mais en tant qu’exemple du philhellénisme d’Amasis, reste valable. Il ne s'agit pas toutefois d'une simple incidente, comme l’affirme cet auteur, car le développement sur Naucratis permet évidemment à Hérodote de préciser son tableau général de l’Egypte du livre II.

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6

Sur le lien entre nautiliè et emporié, voir Mele 1979, 12-17, et part. n. 2, p. 12. Toutefois il y a plutôt lien nécessaire qu'interchangeabilité entre les deux termes : la “navigation de commerce” ne se comprend pas sans le “commerce maritime”, bien évidemment, mais l'accent est mis sur le déplacement dans le premier cas, sur le commerce dans le second. Néanmoins, Hérodote (2.178-179) confirme bien le lien entre les deux termes, puisque les “navigateurs” (ναυτιλλόμενυι) fréquentent l’emporion de Naucratis.

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7

Gwinn 1918, 106 ; Boardman 1964, 147-148 ; Graham 1964, 5, qui trouve cependant très bonne la description de Naucratis faite par Roebuck 1959, 135, alors que ce tableau ne diffère pas de celui de Roebuck 1951 ; De Ste Croix 1967, 179, lequel annonce une étude détaillée sur Naucratis, qui, à notre connaissance, n'a pas paru.

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8

Lehmann-Hartleben 1923, 37-38 ; Roebuck 1959 ; Bernand 1970, 769 ; Austin 1970, 30-31 ; Austin & Vidal-Naquet 1972, 85 et 258 (Austin & Vidal-Naquet 1977, 235) ; Faure 1978, 159-160. Bien entendu, nous ne citons ici que les principales prises de positions, sans avoir la prétention d'être exhaustif.

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9

Roebuck 1959, 212 sq. ; Austin 1970, 29 sq. ; Austin & Vidal-Naquet 1972, 258.

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10

Polis au sens de ville : pour s'en tenir à des exemples concernant l'Égypte, voir Homère, Od., 14.265 ; dans le livre II d'Hérodote, voir les très nombreuses références rassemblées par Powell 1938, 312, à propos d’Éléphantine, Memphis, Bubastis, etc. On ne peut certes pas tirer argument du fait qu’ailleurs dans le livre II polis désigne des villes pour conclure qu'ici le terme a le même sens. On doit seulement retenir, dans un premier temps, que ce sens est parfaitement admissible. Mais, de la même façon, on ne peut tirer argument du fait qu'au § 178 il est question de poleis “cités” pour conclure que, s'agissant de Naucratis, le terme a un sens identique. On pourrait citer des foules d’exemples de polysémies au sein d'un même texte. Pour polis, on se contentera de citer Meiggs-Lewis, 90 [IG, I3, 1 10], décret athénien en l’honneur d’Oiniadès : 1. 8, polis a bien le sens de cité, et 1. 23-24 celui d'acropole.

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11

Cf. infra, n. 11.

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12

En 2.27, Thucydide précise que les Lacédémoniens donnent aux Éginètes expulsés Thyréa et son territoire à habiter et exploiter. Evidemment, les Lacédémoniens ne leur donnent pas la “cité de Thyréa”, ce qui n'aurait aucun sens.

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13

Austin 1970. 27, a bien vu ces aspects, mais finit quand même, alors que la conclusion logique est inverse, par considérer que polis désigne ici une cité, en un glissement de sens qui mérite d'être relevé. Commentant ce même passage d'Hérodote, il écrit (p. 30) : “In other words Herodotus is making here a fundamental distinction between the residents in the polis of Naukratis (sens de ville, donc) and thosc who only came for trade but did not settle permanently in Naukratis – the lutter being presumably excluded from the polis of Naukratis (sens de cité cette fois, ce qui justifie la suite)... It seems rather that we are dealing with, so to speak, a double Naukratis, the first composed of citizens resident on the spot, the second of foreigners not included in the civic organisation...” De même, traduction de polis par “cité” dans Austin & Vidal-Naquet 1972, 258.

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14

Ou plutôt une partie de cette ville, cf. infra, n. 19. On remarque qu'il n'est jamais question de chôra pour Naucratis. En soi, cependant, il ne nous paraît pas que ce soit un élément suffisant pour conclure à l’absence de cité.

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15

Cf. infra, n. 19.

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16

Les mercenaires de Daphné (sur le rôle de cette place, cf. Hdt. 2.30 ; 107 ; voir Austin 1970, 20 et 36-37, sur les fouilles de Tell Defenneh), furent maintenus à cet endroit par Amasis. Si les céramiques grecques disparaissent sur le site vers 525 on connaît néanmoins un Daphnaïtès au ve s. (cf. infra, § 3.1). Le transfert à Memphis des mercenaires de Stratopéda doit être mis en rapport avec les sources égyptiennes : la cour royale est d'abord installée à Sais ; plus tard, en l’an 15 du règne, il semble qu'elle soit installée à Memphis, cf. Posener 1947. 117-131, 124, n. 4 sur ce point.

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17

Règne de Nectanébo : cf. Kienitz 1953, 89-96. Stèle de Nectanébo. cf. Gunn 1943, 55-59. A Neith est attribuée une double source de revenus (nous citons dans la traduction anglaise de Gunn, § 9 et 10 : “(a) the tithe of the gold and of the silver, of the timber and of the worked wood, and of everything which contes front the Greek Sea, and of all goods ( ?) which are reckoned to the King's Domain in the city called Henwe (ville située à l'embouchure de la branche canopique, probablement) ; (b) the tithe of the gold and of the silver and of all things which are produced in Pi-emroye, called (Nau)kratis, on the bank of the’Anu, and which are reckoned to the King's Domain...” Naucratis, qui possède donc aussi un nom égyptien, est mise sur le même pied que la ville, totalement égyptienne celle-là, de Henwe. Plus loin, le texte prévoit l’érection de la stèle à Naucratis.

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18

Posener 1947. Sous la 26e dynastie, on trouve à Éléphantine un “préposé à la porte des pays étrangers méridionaux”, et dans la zone est du Delta un “préposé à la porte des pays septentrionaux” (pour le contrôle des Phéniciens, qui entraient en Égypte par la bouche pélusiaque. des Syriens, etc.). Pour des mesures comparables à la frontière méridionale pour des époques antérieures, cf. Smither & Gunn 1945, 3-10, et Posener 1947, 117, n. 4.

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19

Cf. Kienitz 1953, 92.

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20

Cl. déjà Mallet 1893, 147, et Cook 1937, 227-237. Voir aussi Posener 1947, 131. τὸ παλαιόν s’oppose à un vῦv sous-entendu, et ne relie pas spécifiquement ces restrictions au cadeau d'Amasis (Naucratis), ni même lotit bonnement à ce pharaon. On reste dans l’indéfini. La formule n'implique pas qu'avant Amasis le commerce était libre. Cf. contra Austin 1970, 27, n. 5, et Austin & Vidal-Naquet 1972, 258.