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Quelle fut donc la signification des mesures d’Amasis ? Les témoignages archéologiques montrent que l'établissement grec existait en tant que place commerciale avant ce pharaon. Il est établi que, dans la moitié nord de la ville, le quartier grec, la partie sud fut la première zone d’établissement, cela à la fin du viie s. selon toute vraisemblance. Là, Grecs et Égyptiens vivaient côte à côte. Les Hellènes reçurent même le droit d’élever un sanctuaire à Aphrodite, qui semble bien avoir été le premier des sanctuaires grecs de Naucratis[21]. Du reste, une allusion de la grande stèle historique d'Amasis semble faire référence à cet établissement[22]. Les événements rapportés par le texte se situent d’abord en l'an I du règne d’Amasis[23]. Apriès s’emploie à susciter des troubles pour reprendre le pouvoir : “(1. 2)... Sa majesté (=Amasis) était au conseil, à s'occuper des destinées de la terre entière ; on vint dire à sa majesté : “Apriès (1. 3) est (parti), il (guide) les vaisseaux qui (ont passé). Des Grecs dont on ne sait le nombre parcourent le Nord, c’est comme s’il n’y avait pas de maître pour gouverner ; il les a appelés, eux l’ont (accueilli). Le roi leur avait assigné une résidence (1. 4) dans le Pehu An : ils infestent l’Égypte en son étendue, ils atteignent Sekhet Mafek, tout ce qui est en ton eau s’enfuit d’eux.” Ce texte comporte cependant un certain nombre de difficultés d’établissement qui ne relèvent pas de notre compétence[24]. Néanmoins, on peut signaler que, pour le premier éditeur G. Daressy, qui soulignait déjà les difficultés de lecture de l’inscription, la résidence des Grecs devait être dans le Pehu An, “c’est-à-dire le bas pays du troisième nome de la Basse Égypte, celui de l’Occident, dont la capitale était Andropolis ; il est, dès lors, fort probable qu’on veut parler de Naucratis, qui est à vingt kilomètres de Kherbeta (Andropolis)”[25]. Si cela est exact, le roi qui a assigné aux Grecs cette résidence dans le Pehu An a fort peu de chance d’être Antasis : on est dans la première année de son règne. Il s'agit vraisemblablement d’une allusion à l’un de ses prédécesseurs. La concentration des Grecs signalée par la stèle dans ce qui était donc probablement la ville de Naucratis tend également à confirmer que la concentration du commerce grec y était antérieure à Amasis (cf. supra et n. 18). Ce texte est évidemment très utile en ce qu’il montre qu'Apriès trouva appui auprès des Grecs même après la bataille de Momemphis, ce qui éclaire bien le texte d’Hérodote 2.169. Les Hellènes, les commerçants du moins, étaient, en période normale, concentrés à Naucratis : à la faveur des circonstances, aventuriers et mercenaires grecs parcouraient tout le Delta. Dans ce contexte, la participation aux troubles des Grecs installés à Naucratis paraît assez probable.

Elle semble confirmée par un fragment d'Aristagoras de Milet, auteur du ive s. a.C., un peu plus jeune que Platon[26]. Pour justifier l'origine du nom de la ville égyptienne de Gynaicopolis, ville du Delta proche de Naucratis, et qui n'est pas loin d’Andropolis, si elle ne lui est pas identique[27], Aristagoras avance trois explications. Les deux premières ne nous intéressent pas ici, mais la troisième fait intervenir Naucratis : τῶν Ναυκρατιτῶν ἀναπλεόντων κατὰ τὸν ποταμὸν καὶ κωλυoμένων ὑπὸ τῶν λοιπών Αιγυπτίων ἀποβαίνειν, οὗτοι καταπλαγέντες ὑπὸ ἀνανδρίας οὐ διεκώλυσαν “Alors que les Naucratites remontaient le fleuve en bateau et que les autres Égyptiens les empêchaient de débarquer, ils [les Gynaicopolites] furent frappés de crainte en raison de leur lâcheté et ne purent les en empêcher.” Cet épisode pourrait bien se rapporter à la période de trouble rapportée par la stèle d’Amasis, avec ses différentes allusions aux combats contre les Grecs (cf. également 1. 11-17), et en particulier à l'ordre d’Amasis, 1. 15-16 : “qu’on ne fasse pas un jour que soit opposition à leurs barques”. L'hypothèse que le texte d'Aristagoras devait être rapproché de ces événements avait déjà été émise en 1855, avant la publication de la stèle d’Amasis, par A. von Gutschmid[28]. Elle a ensuite été repoussée par D. Mallet en 1922, qui considérait qu'aucune source n’était susceptible d'étayer ce point de vue (mais il ignorait apparemment la stèle d'Amasis), et qui trouvait invraisemblable que les Naucratites, supposés occupés exclusivement de leur commerce, aient pu jouer un rôle quelconque dans cette période[29]. Dans ce contexte si particulier des troubles suscités par l’ancien souverain, il ne nous paraît au contraire nullement impossible que les Grecs établis à Naucratis aient pu se joindre aux bandes d'aventuriers grecs qui soutenaient Apriès, alors que la région, sinon la ville de Naucratis elle-même, semble avoir été le foyer initial du soulèvement. Certes, commerce et activités guerrières devaient bien être distincts en temps ordinaires. Mais on aurait probablement tort de penser que des gens dont l'activité essentielle était le commerce ne pouvaient à l'occasion se comporter en aventuriers (que l'on songe seulement à l'esprit d’aventure nécessaire pour faire la traversée de Grèce en Égypte et pour s’y installer[30]).

Après la période de trouble qui précède et qui suit l’avènement d’Amasis, une fois l'ordre établi, il fallut donc veiller à percevoir de nouveau les droits de douane sur la branche canopique : ce lut la tâche de Nekhthoreb, comme on l'a vu précédemment. Quelques années plus tard encore, après qu'Amasis fut devenu philhellène[31], il prit les mesures dont nous parle Hérodote. L'historien indique d'abord quels étaient ces Grecs auxquels le pharaon accordait des avantages particuliers : c’étaient “ceux qui venaient en Égypte”. Cette formule implique donc que, pour Hérodote, les échanges entre la Grèce et l'Égypte ne dataient pas d'Amasis et que les Grecs étaient déjà bien connus dans le pays, ce qui est parfaitement confirmé par toutes les sources. Cependant, l’historien ne donne pas davantage de précisions sur les Grecs qui “venaient en Égypte”. En fait, dans sa formulation, cette phrase a une double fonction. D'une part, comme on vient de le voir, elle indique que les Grecs avaient déjà l’habitude de fréquenter l'Égypte. D'autre part, elle vaut pour le futur : tous les Grecs qui le désireraient pourraient venir habiter Naucratis. Pour ce qui est du premier aspect, la traduction qu'on a souvent donné de la formule ἔδωκε πόλιν ἐνοικῆσαι “il donna comme résidence la ville de Naucratis”, avait paru exclure l'idée que des Grecs aient pu habiter la ville avant Amasis. Il fallait, semblait-il, comprendre qu'Hérodote faisait d'Amasis le fondateur de l’établissement, le premier pharaon ayant autorisé des Grecs à s’y installer, ce qui est en contradiction avec les sources archéologiques. D'où l'idée qu’Hérodote avait par erreur attribué à Amasis l’œuvre de l'un de ses prédécesseurs[32]. Au reste, il est vrai, on s'était interrogé sur le sens de la formule ἔδωκε πόλιν, qui suppose en elle-même que Naucratis existait déjà comme ville au moment du don d'Amasis, mais on avait alors envisagé l'existence d'une ville égyptienne antérieure à l'arrivée des Grecs – existence tout à fait possible au reste[33] –, qui ne paraissait pas poser de question sur le bien-fondé de cette correction.

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21

Cook 1937, 227-231, donne la date de 615-610, d'après les trouvailles céramiques, soit à la fin du règne de Psammétique Ier (663-609). Elle est acceptée par Austin 1970, 23, n. 8, où l'on trouvera la discussion relative à ce problème. Une telle précision nous paraissant un peu excessive, nous retiendrons seulement que Naucratis a dû voir arriver les premiers Grecs au cours des deux dernières décennies du viie s. Sur la chronologie de l’occupation du site, et sur la différence, dans les quartiers où l'on a exhumé beaucoup de tessons grecs, entre la zone sud et la zone nord, voir Hogarth 1898/9, en part. 42-48 ; Hogarth 1905, 106-108 ; von Bissing 1951,48-49 en part., où l'on trouve un exposé très clair ; plan sommaire mais commode de la moitié nord de Naucratis (la zone grecque) dans Boardman 1964, 136 ; reproduction de plans d’ensemble des fouilles de Naucratis dans Bernand 1970, 829-837, avec les références. Mais chez Bernand 1970, 836-837, le respect de la datation fournie par le texte d’Athénée 15 675f-676a, qui signale l’existence d'un sanctuaire d'Aphrodite dans la 23e Olympiade, nous paraît étrange. Ce dernier aurait donc été fondé au début du viie, voire à la fin du viiie s. : a priori, il n'y aurait rien là de choquant (cf. le rôle des Grecs à Al Mina dès la deuxième moitié du ixe s. peut-être et au viiie s. en tout cas, Boardman 1964, 62 sq., et sa bibliographie, p. 125), mais cela contredit formellement les données archéologiques. Il semble que le premier temple d'Aphrodite remonte à la fin du viie ou au début du vies, cf. Gardner 1888, en part. 33-34 et 37.

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22

Voir Daressy 1900, 1-9. Sur ces événements, voir Jelinkova-Reymond 1957, part. 263-266, sur les révoltes qui suivent immédiatement l'accession au trône d’Amasis. Les partisans de l'ancien souverain. Apriès, spécialement dans la zone du Delta, étaient peut-être plus nombreux qu'on ne pouvait le penser.

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23

Cf. Posener 1947, 129 et n. 2, pour les modifications apportées à la datation de G. Daressy.

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24

Voir Posener 1947, 131, n. 1, et auparavant Breasted 1904, § 996-1007, et n. a, p. 509 où sont soulignées les difficultés de lecture du texte.

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25

Daressy 1900, 7-8.

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26

Étienne de Byzance, s.v. Γυναικόσπυλις, cf. FGrHist 608 F8. [Nous ne suivons pas le commentaire de Ch. Fornara, FGrHist, IIIC, fasc. 1 (1994), sur lequel voir chapitre II, 66, n. 5.]

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27

Voir la discussion dans Bernaud 1970, 551-573. cf. 515 sq.

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28

von Gutschmid 1855, 636-700, et 696 sur ce point.

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29

Mallet 1922, 140-142.

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30

De plus, pour D. Mallet (1922, 142, n. 1), “le texte même du récit semble indiquer qu'il se rapporte à un passé plus lointain, à une époque où Naucratis était une ville tout égyptienne. Si les Naucratites avaient été des Grecs, l’auteur n’aurait pas paru, sans doute, les assimiler au reste des Égyptiens (loipoi Aigyptioi).” D'où l'idée qu'il s'agit là d'une allusion à une guerre civile entre Égyptiens, avant l'arrivée des Grecs à Naucratis. Cette vision des choses appelle deux remarques. D'une part. Étienne de Byzance semble résumer Aristagoras. plutôt que le citer expressément. D'autre part, au iie s. p.C., Philostrate (Traité sur la gymnastique, Teubner, éd. J. Jüthner, 1909, p. 24) signale que Naucratis lut victorieuse “quand la victoire fut remportée par l'Égyptien Phaidimos”. C'est dire que commençait à s'estomper la distinction de l'époque hellénistique entre les Grecs et les Égyptiens indigènes (Aigyptioi), à supposer même qu'elle est été aussi nette qu'on veut bien le dire (elle n'est en tout cas pas facile à établir, et. Fraser 1972, chap. 2, n. 138 avec les références indiquées et p. 54). Au ve s. p.C., il n'y avait donc rien de choquant pour Étienne de Byzance à présenter les Naucratites comme des Égyptiens. Cela n'interdit pas de penser que l'expression apparaissait peut-être déjà chez Aristagoras pour désigner l'ancien statut de Naucratis, avant l’époque hellénistique (sur ce point, cf. infra. § 22), formule qui aurait semblé toute naturelle à Étienne de Byzance, mais pour d'autres raisons.

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31

Pour von Bissing 1951,49, cette “conversion” eut lieu “later then 569, probably a good deal later”. Cela ne nous paraît pas évident. L'action de Nekhthoreb, qui se place, semble-t-il, dans les premières années du règne (voir Posener 1947, 130), montre déjà un grand intérêt pour le commerce grec. Peut-être le changement d’attitude, au fond très intéressé, eut-il lieu rapidement, dans les années 560, dès qu'Amasis eut le sentiment d'avoir le pays bien en main.

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32

Cf. par exemple Austin & Vidal-Naquet 1972, 258 : “singulièrement il donna comme résidence à ceux qui venaient en Égypte la cité de Naukratis”. Correction d'Hérodote dans Austin 1970, 22, 24 et n. 3, à la suite de Cook 1937.

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33

Sur ce point, cf. Austin 1970, 30, n. 2.