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Mais cette traduction et cette “correction” d’Hérodote ne sont pas acceptables. Remarquons tout d'abord que, si le fait que l’établissement apparaisse d'emblée chez Hérodote sous le nom de Naucratis n’implique pas nécessairement qu'il y avait là une ville grecque qui portait déjà ce nom (on pourrait penser qu’il s'agit là d'un raccourci de langage), du moins la formule autorise cette hypothèse. Or, à l’inverse de ce qu’écrit R. M. Cook, c’est en traduisant ἔδωκε πόλιν ἐνοικῆσαι de la manière indiquée ci-dessus qu’on rompt le parallèle clairement indiqué par Hérodote entre les passagers, qui reçoivent des terrains (ἔδωκε χώρους) pour y élever autels et sanctuaires, et les résidents, qui reçoivent une ville (ἔδωκε πόλιν) pour y résider[34]. C’est un prédécesseur d'Amasis qui avait fixé les Grecs à Naucratis, comme l’indiquent les découvertes archéologiques et, avec les réserves signalées plus haut du fait des difficultés de lecture du document, la stèle d’Amasis. Parmi les Grecs qui “venaient en Égypte” avant Amasis signalés par Hérodote, ceux qui voulaient résider dans le pays s’étaient vu assigner Naucratis comme résidence. Mais, quant à Amasis, son philhellénisme se manifeste à l’égard des résidents en ce qu'ils reçoivent la concession de la ville de Naucratis : tel est bien le sens de la formule d’Hérodote. La contradiction entre le texte d’Hérodote et les sources archéologiques, qui attestent la présence des Grecs dès la fin du viie s., n’était donc qu’apparente. La chronologie des sanctuaires mentionnés par Hérodote semble également confirmer la véracité de son témoignage[35]. On peut maintenant rendre compte avec précision du sens des mesures d’Amasis à l’égard des résidents.

Auparavant, certes, les Grecs étaient acceptés, et le sanctuaire d’Aphrodite montre qu'ils avaient obtenu cette forme essentielle de reconnaissance qu'était la possession d'un sanctuaire, mais ils devaient vivre aux côtés des Égyptiens, sans privilège particulier, tout comme par exemple à Tell Soukas, sur la côte phénicienne, d'autres de leurs compatriotes vivaient aux côtés des Phéniciens[36]. Grâce aux mesures d’Amasis, dans cette ville qui leur était maintenant réservée (ou plus exactement une partie de la ville, toute la zone nord, comme le montre la large prédominance des tessons grecs dans ce secteur), les résidents grecs pouvaient vivre en communauté séparée, à l’exclusion des indigènes sans doute. Ils devaient ainsi pouvoir disposer librement des terrains, sans que les Égyptiens de souche puissent y faire valoir leurs droits. Vraisemblablement le droit d'avoir des formes d’organisation interne à la communauté leur fut-il reconnu. De fait, les Grecs pouvaient ainsi préserver leur langue et leurs coutumes. Manifestement, la population grecque de Naucratis ne s’égyptianise pas[37]. Ce trait doit-il être mis en relation avec la loi de la cité des époques ultérieures, telle qu'elle nous est connue par un papyrus traitant des institutions d’Antinooupolis, et qui proscrit l'epigamia, l’intermariage avec la population égyptienne[38] ? Il n'est sans doute pas nécessaire d'imaginer l'interdiction légale de l'intermariage (et de quelle autorité aurait-elle émané ?). La comparaison avec les Juifs d'Éléphantine, qui eux aussi préservent rigoureusement leur identité culturelle, montre que ces derniers pratiquaient l’endogamie, sans que l'intermariage soit proscrit – mais les enfants des couples mixtes prenaient des noms juifs, et, donc, une identité culturelle juive[39]. A Naucratis, l’hypothèse la plus vraisemblable est que la loi proscrivant l'epigamia apparaît en même temps que se met en place un système civique, c'est-à-dire, semble-t-il, au moment de l’arrivée d’Alexandre en Égypte (sur ce point, cf. infra § 3.1), dans le nouveau contexte de la domination des Gréco-macédoniens sur l’Égypte conquise.

Pour autant, en effet, rien n’autorise à affirmer que les Grecs aient pu former une cité, un État, même vassal, disposant par exemple de forces armées et de finances propres[40]. Étrange État qui n’aurait même pas les moyens de décider de ceux qui relèveraient de sa souveraineté, puisque la législation d’Amasis autorisait tous les Grecs qui le voulaient à venir s’installer à Naucratis, sans restriction d’aucune sorte. Pas plus que les Grecs de Daphné ou de Stratopéda, les Phéniciens de Memphis ou les Juifs d’Éléphantine, les Grecs résidents de Naucratis n'étaient indépendants de l’autorité royale. A Memphis, les Phéniciens occupaient le quartier dit du “Camp des Tyriens”, et ils y avaient leurs sanctuaires. Quant aux Juifs d’Éléphantine, sur lesquels nous sommes renseignés de manière très vivante grâce aux “archives d’Éléphantine”, ils connaissaient eux aussi des formes d’organisation interne à leur communauté, comme le montrent en particulier les lettres adressées aux chefs de la communauté par des soldats juifs[41]. Faut-il pour autant parler d'un État des Phéniciens de Memphis ou des Juifs d’Éléphantine (pour ne parler que de ces deux communautés : il y en avait d’autres appartenant à ces deux peuples ailleurs en Égypte, et il y avait d’autres communautés étrangères que celle des Juifs, des Phéniciens ou des Grecs) ? Évidemment non, comme on peut s’en convaincre à la lecture des “archives d’Éléphantine”, qui montrent une totale soumission au pouvoir exerçant la souveraineté sur l'Égypte, les Perses pour la plus grande partie de ces textes. C'est l’illusion d’une perspective hellénocentrique qui a amené à considérer que les Grecs de Naucratis formaient nécessairement une cité, un État. Toutes ces communautés étrangères doivent être restituées dans leur cadre égyptien (sur leur fonction, cf. infra, § 3.3).

Deux conclusions se dégagent donc : la première, essentielle pour notre propos, est que tout indique que les Grecs de Naucratis ne formaient pas une cité ; la seconde que, contrairement à ce qu'on pense généralement, Hérodote ne présente pas Amasis comme le fondateur de l'établissement grec de Naucratis : ce pharaon a seulement réorganisé cette place de commerce, fixant le statut des résidents et des passagers. Aucune correction n’est à apporter au texte d’Hérodote, même dans le détail. Ainsi, si, dans la liste des sanctuaires élevés sur les terrains concédés aux Grecs de passage, l'Historien ne fait pas mention du sanctuaire d'Aphrodite, c'est qu'il existait déjà avant Amasis, et que ce n’est pas ce pharaon qui avait autorisé son érection. Certes, l'omission de tel ou tel sanctuaire pourrait s’expliquer d’abord par le fait qu’Hérodote n'en donne pas une liste exhaustive, mais se contente probablement d'indiquer les plus importants dans la catégorie qu’il a définie (sanctuaires des navigateurs)[42]. Mais, s’agissant du sanctuaire d'Aphrodite tout particulièrement, création antérieure à Amasis et ayant sans doute un statut différent de celui des sanctuaires mentionnés par l’historien (voir infra, § 2.4), il n’avait pas à le nommer de toute façon. Cela nous amène directement au problème des passagers.

1.3. Parlant des Grecs qui n’étaient que de passage à Naucratis et qui y venaient pour commercer, Hérodote mentionne quatre sanctuaires, élevés sur des terrains spécialement concédés à cet effet par Amasis. Or, la présence de tels sanctuaires ne va pas de soi. Certes, il existait déjà sans aucun doute un sanctuaire voué au culte d’Aphrodite[43]. Mais il n’en demeure pas moins fort instructif de voir Amasis autoriser des Grecs à élever autels et sanctuaires[44]. En effet, d’ordinaire, lorsque des Grecs se rendent dans une autre cité du monde hellénistique, ils n’ont nul besoin d’y élever des sanctuaires à leurs dieux : ces divinités sont communes aux Hellènes, à quelque cité qu'ils appartiennent, même si elles prennent localement un investissement particulier ; sont communes aussi, fondamentalement, les pratiques cultuelles, dont l’acte essentiel est le sacrifice[45]. L’accès aux sanctuaires n’était pas réservé aux seuls nationaux. Les étrangers, grecs ou non, pouvaient y faire des dédicaces[46], et, s’agissant de Grecs cette fois, ils pouvaient, s’ils le désiraient, accomplir des sacrifices, sous réserve de passer par la médiation d’un citoyen, responsable devant les dieux et la communauté locale[47]. En revanche, le problème du sanctuaire se pose, dans le monde hellénique, pour les étrangers non grecs, qui peuvent, certes, faire la dédicace de quelque ex-voto à telle divinité locale, mais qui ne peuvent retrouver leurs dieux dans les divinités du panthéon hellénique. On sait par un décret athénien du ive s. que des non Grecs pouvaient alors recevoir de la cité l’autorisation d’acheter un terrain pour y bâtir un sanctuaire. C’est le cas pour les marchands de la phénicienne Kition, cité chypriote, qui obtiennent ce privilège pour bâtir un sanctuaire d'Aphrodite, une Astarté phénicienne sans aucun doute, de même que les Égyptiens ont obtenu ce droit pour un sanctuaire d’Isis[48]. Réciproquement, à Tell Soukas, sur la côte syrienne, ou à Gravisca, près de la cité étrusque de Tarquinia, des Grecs ont pu recevoir, à l’époque archaïque, l'autorisation d’élever des sanctuaires à leurs divinités[49]. A ce sujet, à la suite de K. Lehmann-Hartleben, M. Torelli insiste sur le fait que, dans un monde où en règle générale l'étranger est celui qui n'a aucun droit, l’autorisation d’élever un sanctuaire aux divinités de son pays d'origine constitue pour ce dernier une véritable garantie juridique, un élément de sûreté personnelle[50]. En effet, pour l'hôte, cela signifie prendre un engagement envers une puissance qui, même étrangère, transcende les pouvoirs de l’homme. Rompre ce contrat était donc gros de risques. Concrètement, le sanctuaire pouvait sans doute servir également de lieu de réunion, de dépôt d'archives, bref être un lieu de retrouvailles pour les commerçants étrangers.

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34

Cook 1937, 222. R. M. Cook souligne le parallèle entre les deux propositions construites avec ἔδωκε, mais n’en tire pas une conclusion logique. A vrai dire, ce sont les arguments archéologiques qui l’incitent à corriger Hérodote. Pour lui, les sanctuaires de Naucratis sont antérieurs à Amasis : d’où l'idée que les deux edôke ont une valeur de fondation, mais qu’Hérodote s'est trompé sur l’identité du pharaon fondateur. En réalité, les sanctuaires mentionnés par Hérodote semblent bien être contemporains d'Amasis (voir note 52).

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35

Cf. infra, § 1.3 et n. 52.

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36

Cf. infra, n. 47.

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37

Les noms de résidents à Naucratis qui nous sont connus sont presque tous purement grecs (cf. infra. § 3.1). En revanche, à Memphis, les Hellènomemphitai (qui, peut-être, pour un certain nombre d'entre eux au moins, descendent de Grecs installés en Égypte depuis longtemps) portent au iiie s. des noms indigènes, ce qui montre une fusion de races. Les autres communautés étrangères de Memphis (Karomemphitai et Phoinikaigyptioi) avaient connu un processus analogue ; voir Wilcken 1912, I. l, 18-19 et 49-50 ; Wilcken 1923, 537-539, cf. Swiderek 1961, 55-63 et Peremans 1961, 129 ; sur les fusions de races à l'époque hellénistique voir Vatin 1970, 132-144.

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38

Cf. Wilcken 1912, 1.2, nº 27. La ville d’Antinooupolis utilise les lois de Naucratis (cf. 1. 22-23), sauf en ce qui concerne l'épigamie προς Αἰγυπ[τί]ου[ς] que les Naucratites n'ont pas (οὐκ ἔχουσι Ναυκρατεῖται 1. 21-22). Hermeias (Athénée 4 150b) dans son allusion au gamikos nomos de Naucratis, ne donne de renseignements que sur des interdits alimentaires lors de la cérémonie de mariage. De toute façon, on ne peut tirer argument, comme le fait Austin 1970, 28, n. 2, de l'absence supposée d’epigamia avec les indigènes pour expliquer le succès de la prostitution à Naucratis (bien attestée par Hdt. 2.134-135 et Athénée 13 596b-d). Faut-il supposer que. de génération en génération, les résidents grecs de Naucratis étaient tous des enfants de prostituées ? Voilà qui paraît bien peu probable. Il y avait évidemment pratique normale du mariage, avec endogamie. Il faut supposer que des femmes grecques étaient venues en Égypte, et aussi que, peut-être, les nouveaux arrivants pouvaient prendre femme dans la communauté indigène, étant entendu qu’ensuite la règle d'endogamie s'appliquait à la descendance (on comparera par exemple la situation dans l'Orient hellénistique, décrite par Vatin 1970, 136-137). Quant à la prostitution, elle était également très florissante dans un contexte grec “ordinaire”. Sa fortune toute particulière à Naucratis s'explique plus simplement par le passage incessant de marins et de commerçants, cela d’autant plus qu'ils devaient être plus ou moins cantonnés dans cette ville par la législation égyptienne. Sur tous ces points, nous rejoignons donc Lloyd 1975, 17-20.

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39

Sur l'endogamie dans la communauté juive d’Éléphantine, voir Porten 1968, iiie partie, passim ; sur les cas d’intermariage cf. 248-252.

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40

La participation au soulèvement contre Amasis signalée précédemment ne signifie nullement, en effet, que les Naucratites aient disposé de forces armées en temps ordinaire, quand l’autorité du roi s'étendait sur tout le pays. Par ailleurs, comme on l'a vu, les documents fiscaux égyptiens n'incitent guère à penser que les résidents grecs de Naucratis aient pu former un État.

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41

Sur les Phéniciens de Memphis, cf. Hdt. 2.1 12, supra, n. 35, et infra, n. 165. Lettres des soldats juifs aux chefs de la communauté, voir Grelot 1972, 386-398, nº 97-100. Voir aussi ibid., nº 89, avec le commentaire de P. Grelot, sur l'organisation en “centuries” de la communauté juive. Le fait qu'à Naucratis on ait affaire à des commerçants et non à des soldats, ne change rien au fond du problème. Au contraire, on peut penser a priori qu’il aurait été plus facile à des soldats qu’à des marchands de constituer un État. Le nom du quartier phénicien de Memphis, Stratopédon, ne signifie au reste pas nécessairement que ses habitants, du moins la totalité d'entre eux, aient été des soldats.

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42

Sur ce point, nous reprenons Bernand 1970, 836.

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43

Sur la fonction et sur le statut de ce sanctuaire, cf. infra, § 2.3 et 3.3.

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44

La précision d'Hérodote, “autels et sanctuaires”, doit être mise en rapport avec les sources archéologiques. Devant la façade est du sanctuaire d'Aphrodite a été retrouvé un autel monumental, à trois degrés, qui dans son premier état était long de 3,60 m (plus tard, de 4,20 m), large de 1,35 m, et haut de 2 m (cf. Bernand 1970, 833-834). Il existait peut-être des constructions analogues près des autres sanctuaires. Des autels de ce type ne pouvaient donc échapper à l'attention d’Hérodote.

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45

C’est la substance de l'ouvrage de Detienne & Vernant 1979, en part. 9 sq. Les Grecs avaient une claire conscience de la spécificité de leurs coutumes, par opposition avec l’Égypte en particulier. C'est ce que montre aussi un fragment de la comédie Les Cités, d’Anaxandride (Athénée 7 299f-300a = frgt. 39 Edmonds), qui daterait de 361 environ, moment où, il est vrai, Athènes cherche des justifications pour motiver son refus d'aider l'Égypte dans sa lutte contre la Perse (sur ce point, cf. Mallet 1922, 111). Nous empruntons la traduction de Carrière 1979, 278-279, nº 20 : “Je ne saurais faire alliance avec vous : ni nos mœurs ni nos coutumes ne concordent, elles sont très éloignées au contraire. Tu adores le bœuf, moi je le sacrifie aux dieux. Tu crois que l’anguille est la plus grande divinité, nous que c’est de beaucoup la plus grande friandise...” (et d’énumérer encore une série de différences fondamentales entre la religion grecque et la religion égyptienne).

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46

Il y en a nombre d'exemples dans tout le monde grec. On se référera, pour mémoire, à la Chronique du Temple de Lindos (Lindos, 2).

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47

Voir Detienne & Vernant 1979, 11 et 186, où l'on trouvera les références nécessaires.

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48

Tod2, 182. Cf. IG, II2, 4636, dédicace d'une femme de Kition à Aphrodite Ourania, qui est certainement la déesse des marchands de la même ville (voir Velissaropoulos 1977, 83, n. 123). Aphrodite Ourania était par excellence une divinité sémite, cf. Hdt. 1.131.

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49

A Tell Soukas, la construction d'un sanctuaire grec (dans la période 675-388) a lieu assez longtemps après l'arrivée des premiers résidents (850-675). L’établissement ne fut jamais purement grec. Les Hellènes s'installèrent dans un milieu phénicien qui les acceptait, cf. Riis 1970, 126-129. D'où, par exemple, la difficulté de distinguer tombes phéniciennes et tombes grecques, cf. Riis 1979, 9-32, qui admet que Grecs et Phéniciens étaient probablement enterrés côte à côte. Un autre sanctuaire grec a été découvert à Tell Soukas. Plus tardif, il date vraisemblablement de la période 625-588 (voir Ibid., 33 sq., et, 64-65, datation et plan schématique). Sur Gravisca, voir Torelli 1977 et 1978a, où l'on trouvera la bibliographie antérieure. Le premier des sanctuaires grecs de Gravisca, voué à Aphrodite, fut érigé au début du vie s. Sur la situation des Grecs à Gravisca, voir aussi infra, § 3.2.

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50

Lehmann-Hartleben 1923, 31-32, et p. 38 sur Naucratis ; Torelli 1977, 446. Voir également Van Berchem 1960, 21-33 (mais qui, sur Naucratis, p. 26-29, soutient des positions intenables).